Une rêverie de statues, par Patrick Tournebœuf, photographe

STELES - Peronne 66 -
STELES –  Monument aux morts, Péronne, Somme. Hauts de France. France. Inauguration 20/06/1926 Louis FAILLE (Architecte) Paul THEUNISSEN (Scupteur) Paul Ch.A AUBAN (Scupteur) Monument aux morts pacifiste On trouve la représentation d’une femme en habit traditionnel picard maudissant la guerre, tendant le poing au-dessus d’un soldat mort, souvent interprétée comme une mère pleurant son fils. Il a été construit suite à un concours entre des architectes et des sculpteurs en 1925, par Paul Auban mais auparavant dessiné par Louis Faille. Il a été inauguré le 20 juin 1926.  Prise de vue 2015 © Patrick Tourneboeuf / Tendance Floue

On ne les voit plus tant ils sont omniprésents dans nos villes, nos villages, nos bourgs, nos hameaux.

On ne les voit plus parce qu’ils rappellent la mort, la douleur, les conflits fratricides, la laideur.

On ne les voit plus, et pourtant nous ne pouvons pas ne pas les honorer, même un peu, ni nous incliner devant les défunts dont la vie fut si brutalement arrachée.

Depuis 2003, le photographe Patrick Tournebœuf effectue un travail de mémoire et de révélation concernant les monuments aux morts de France (1914-1918), soutenu notamment par l’Historial de la Grande Guerre de Péronne pour une exploration des monuments de la région des Hauts-de-France et l’association Diaphane Pôle photographique en Hauts-de-France.

STELES - Noyelles Les Seclin 12 -
STELES – Noyelles-lès-Seclin 12 – Monument aux morts, Village Noyelles les Seclins, Nord. Hauts de France. France Inauguration 1924 Charles Edouard RICHEFEU (Scupteur) Le monument situé sur la place du village est surmonté de la statue d’un poilu chargé de ses armes. Le modèle La Victoire en chantant présente le soldat bouche ouverte, entonnant le chant de la victoire. Catalogue Val d’Osne Monuments aux morts N¡ de la planche : 627_C ID de la planche : 2648 oeuvre représentée : Sujets et attributs commémoratifs Modèle N¡861 Année de publication : 1921 Cette statue est une oeuvre de série présente sur le monument aux morts de plusieurs dizaines de communes. Prise de vue 2005 © Patrick Tourneboeuf / Tendance Floue

Son livre s’intitule Stèles, il étonne, non parce qu’il se jouerait de la grandiloquence de ces édifices de commémoration, mais parce qu’il les regarde avec tendresse, à la tombée de la nuit, dans une rêverie qui les rend à leur mystère.

Les âmes des morts sont de sortie, on ne les verra point, il faut les deviner.

STELES - Origny-en-Thierache 65 -
STELES – Origny-en-Thièrache 65 – Monument aux morts, Village Origny-en-Thierache, Aisne. Hauts de France. France Inauguration 29/05/1921 Félix LAFFINEUR (Marbrier) Eugène Paul BENET (Scupteur) Jules DECHIN (Scupteur) Antoine DURENNE (Fonderie) Ce monument est représenté par un obélisque avec un poilu victorieux au sommet et un autre soldat couché sur le socle. C’est un ouvrage assez commun par sa représentation et l’association des modèles. Le Poilu victorieuxÊ est réalisé par Eugène Bénet en 1920, à destination de la fonderie Antoine Durenne. Il s’agit de l’un des modèles de sculptures les plus populaires parmi ceux proposés pour orner les monuments aux morts. Son tirage est estimé à environ 900 exemplaires ce qui en ferait l’oeuvre d’art public la plus répandue en France. Généralement, ce sont de petites communes qui optent pour ce modèle de monument. Un grand nombre de ces statues sont en fonte de fer (d’un poids d’environ 420 kg), moins onéreuses, et elles ont parfois été peintes. Celui du soldat agonisant fut créé par Jules Déchin dès 1919. Il servit de base à des compositions diverses. On le trouve associé à plusieurs figures. Un carré délimité entoure le monument proprement-dit. C’est un enclos à caractère sacré qui évoque le champ d’honneur. Seul le maire, les anciens combattants, plus rarement les enfants ont le droit de le fouler lors des cérémonies mémorielles. Parfois, les coins sont marqués par quatre obus. Prise de vue 2015 © Patrick Tourneboeuf / Tendance Floue

« La plupart de ces stèles, précise Michel Philippot dans un texte introductif, furent érigées entre 1919 et 1923-1925. A ce moment, veuves, orphelins, gazés et gueules cassés battaient le pavé. Ils regardaient l’érection de ces monuments comme un acte à susciter une mémoire vive. Placés au milieu des lieux de vie, le souvenir, l’exacerbation glorieuse du sacrifice par le statuaire, gravaient dans la pierre l’insupportable litanie des morts, une sorte d’expiation de l’hécatombe passée. »

Le lecteur se souvient peut-être du magistral The American Monument de Lee Friedlander, qui tournait en voiture autour des édifices de son pays, photographiés en noir & blanc.

Patrick Tournebœuf préfère quant à lui la voie d’une théâtralisation douce, et en couleur.

STELES -  Ampuis 42 -
STELES – Ampuis 42 – Monument aux morts, Commune de Ampuis. Rhône. Auvergne Rhône Alpes. France. Inauguration 24/01/1926 Déplacement en 1986 Réhabilitation du soldat Chapelant 11/11/2012 Jean-Julien Chapelant, natif d’Ampuis, sous-lieutenant commandant la 3e section de mitrailleuses du 98e RI est connu pour être un fusillé pour l’exemple pendant la Première Guerre mondiale. Le 7 octobre 1914, après sept jours et sept nuits de combats et de bombardements ininterrompus autour de Beuvraignes (Somme), il est capturé avec une poignée de survivants. Blessé à une jambe, il réussit cependant à s’échapper et à regagner les lignes françaises deux jours plus tard, dans un état d’épuisement facile à imaginer. Pourtant, son colonel le fit traduire devant un Conseil de guerre spécial qui le condamna a mort pour capitulation en rase campagne. Le 10 octobre 1914. Chapelant fut fusillé dans la cour du château des Loges, attaché à son brancard dressé contre un pommier. Son nom figure sur le monument aux morts d’Ampuis. Et l’Union des mutiles et anciens combattants déposa une plaque sur sa tombe portant l’inscription suivante : Les anciens combattants à leur frère d’armes Jean Julien Chapelant, martyr des cours martiales. Son histoire est évoquée dans le film de Stanley Kubrick  « Les Sentiers de la gloire » d’après le livre d’Humphrey Cobbê (1935) . Jean-Julien Chapelant est déclaré Mort pour la France et réhabilité en 2012 à l’occasion des cérémonies du 11 novembre. Prise de vue 2013 © Patrick Tourneboeuf / Tendance Floue

Proches des églises (Hondschoote, Nançay) au centre des parcs (Senlis, Mazaugues, Deauville, Villers-Cotterêts, Sète) ou faisant office de rond-point (Chamonix, Bû, Origny-en-Thiérache), les monuments aux morts de France sont des aimants noirs qu’il s’agit de de métamorphoser dans un souffle de vie.

En cela, la photographie peut les animer quelques instants.

A l’ïle-Rousse, en Corse, une mère géante tient contre elle son enfant de roc, qu’elle offre au regard de tous (refuse-t-elle de l’envoyer à l’abattoir ?), tandis qu’à Saint-Urbain, dans le Finistère, une autre femme porte son chérubin au ciel, comme un jeu, comme un abandon de son fils aux puissances supérieures.

STELES - Ile Rousse 39 -
STELES – Ile Rousse 39 – Monument aux morts, Commune de L’Ile Rousse. Corse. France. Inauguré en 1958 Antoniucci VOLTI (sculpteur) Situé face à la mer, ce monument est dominé par « la mère et l’enfant ». Cette maternité évoque la renaissance d’une société après sa destruction partielle par la guerre : des soldats meurent, des enfants naissent et la vie continue. Monument tardif, érigé après les deux guerres mondiales, il présente une figure d’espoir tournée vers l’avenir, qui se démarque par sa douceur. On peut y voir également une interprétation plus politique. Celle d’une mère qui garde contre elle son enfant. C’est l’inverse de la vierge dorée de Saint-Urbain. Prise de vue 2013 © Patrick Tourneboeuf / Tendance Floue

Des soldats se lèvent, en bleu horizon, sombres, glorieux, morts pour la patrie, le coq, le drapeau.

Morts pour l’idéologie, pour les marchands de canon, pour rien.

Les mères de France ont souffert, et d’Allemagne, et d’Angleterre, et d’Amérique, et de partout.

L’Etat salue ses héros morts au combat, l’Etat fusille ses traîtres (parfois les réhabilite, comme à Santa-Reparata-di-Balagna), l’Etat pleure des larmes de pierres.

Patrick Tournebœuf resacralise des monuments d’oubli, mais c’est l’enfer qu’on voit, et l’infernale propagande de la mort à travers les siècles.

En vérité, c’est Ferdinand Bardamu qui se dresse pour nous, « répugnant comme un rat » (Lola), et parmi quelques autres, le monument d’Ouveillan dans l’Aude, « considéré, selon le très éclairant fascicule inséré dans le livre détaillant l’histoire de chaque stèle, comme un des plus beaux monuments pacifistes de France ».

STELES - Saint Urbain 45 -
STELES – Saint Urbain 45 – Monument aux morts, Commune de Saint Urbain. Finistère. Bretagne. France. Inauguré en 1927, offert au village par le sculpteur Albert ROZE (sculpteur) Ferdinand BARBEDIENNE (fondeur) Protégé par quatre obus de gros calibre, le monument situé dans le cimetière qui jouxte l’église de Saint-Urbain présente une symbolique très forte. La statue de bronze dite «  la vierge dorée  », est une icône populaire de la guerre, réplique de la statue du même nom que l’on trouve au sommet de la basilique de la ville d’Albert (80). En janvier 1915, la Vierge dorée «  résiste  » aux bombardements allemands intensifs. La basilique est détruite mais le clocher reste en place et la statue qui couronne son dôme est renversée. Mais elle ne tombe pas, rivée à son support, penchée, à l’horizontale, dans un équilibre précaire et impressionnant. Cette image incroyable fait le tour du monde. Les soldats britanniques stationnés à Albert envoient des cartes postales de la «  basilique à la Vierge penchée  » à leurs proches. Et la Vierge dorée de la basilique d’Albert devient l’objet d’une prophétie populaire, qui allume la flamme de l’espoir dans le cœur des Albertins, des poilus et des tommies  :  «  Quand la Vierge tombera, la guerre finira  ». Depuis la loi de Séparation des Églises et de l’État de décembre  1905, aucune réalisation dans l’espace public ne peut comporter de symbole religieux. Les monuments aux morts n’échappent pas à la règle. Or, nombre de commanditaires et d’artistes ont contourné l’interdit. C’est principalement par le biais d’une figure féminine que le sculpteur a introduit le religieux dans la scène. À Saint-urbain, l’analogie métaphorique trouve un écho… Une femme, une mère, symbole de la république, de la fertilité, de Marie, sainte vierge innocente, porte son enfant vers le ciel. © Patrick Tourneboeuf / Tendance Floue

« Une femme agenouillée se souvient et pleure alors que des soldats anonymes et sans nationalité combattent… »

Sous la stèle de Mazaugues dans le Var, on peut lire cette pensée, qu’il faut transmettre aux enfants : « L’Union des Travailleurs fera la paix dans le monde /L’Humanité est maudite si, pour faire preuve de courage, elle est condamnée à tuer éternellement. »

Oui, essentiellement maudite.

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Patrick Tournebœuf, Stèles, texte de préambule de Fred Boucher, texte d’introduction de Michel Philippot, Diaphane éditions / Les instantanés ordinaires, 2018, 80 pages – 500 exemplaires

Les instantanés ordinaires

Diaphane éditions

Patrick Tourneboeuf

Lien vers l’exposition en cours ayant lieu au Quadrilatère à Beauvais (60) – jusqu’au 31 décembre 2018

 

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