On ne les voit plus tant ils sont omniprésents dans nos villes, nos villages, nos bourgs, nos hameaux.
On ne les voit plus parce qu’ils rappellent la mort, la douleur, les conflits fratricides, la laideur.
On ne les voit plus, et pourtant nous ne pouvons pas ne pas les honorer, même un peu, ni nous incliner devant les défunts dont la vie fut si brutalement arrachée.
Depuis 2003, le photographe Patrick Tournebœuf effectue un travail de mémoire et de révélation concernant les monuments aux morts de France (1914-1918), soutenu notamment par l’Historial de la Grande Guerre de Péronne pour une exploration des monuments de la région des Hauts-de-France et l’association Diaphane Pôle photographique en Hauts-de-France.
Son livre s’intitule Stèles, il étonne, non parce qu’il se jouerait de la grandiloquence de ces édifices de commémoration, mais parce qu’il les regarde avec tendresse, à la tombée de la nuit, dans une rêverie qui les rend à leur mystère.
Les âmes des morts sont de sortie, on ne les verra point, il faut les deviner.
« La plupart de ces stèles, précise Michel Philippot dans un texte introductif, furent érigées entre 1919 et 1923-1925. A ce moment, veuves, orphelins, gazés et gueules cassés battaient le pavé. Ils regardaient l’érection de ces monuments comme un acte à susciter une mémoire vive. Placés au milieu des lieux de vie, le souvenir, l’exacerbation glorieuse du sacrifice par le statuaire, gravaient dans la pierre l’insupportable litanie des morts, une sorte d’expiation de l’hécatombe passée. »
Le lecteur se souvient peut-être du magistral The American Monument de Lee Friedlander, qui tournait en voiture autour des édifices de son pays, photographiés en noir & blanc.
Patrick Tournebœuf préfère quant à lui la voie d’une théâtralisation douce, et en couleur.
Proches des églises (Hondschoote, Nançay) au centre des parcs (Senlis, Mazaugues, Deauville, Villers-Cotterêts, Sète) ou faisant office de rond-point (Chamonix, Bû, Origny-en-Thiérache), les monuments aux morts de France sont des aimants noirs qu’il s’agit de de métamorphoser dans un souffle de vie.
En cela, la photographie peut les animer quelques instants.
A l’ïle-Rousse, en Corse, une mère géante tient contre elle son enfant de roc, qu’elle offre au regard de tous (refuse-t-elle de l’envoyer à l’abattoir ?), tandis qu’à Saint-Urbain, dans le Finistère, une autre femme porte son chérubin au ciel, comme un jeu, comme un abandon de son fils aux puissances supérieures.
Des soldats se lèvent, en bleu horizon, sombres, glorieux, morts pour la patrie, le coq, le drapeau.
Morts pour l’idéologie, pour les marchands de canon, pour rien.
Les mères de France ont souffert, et d’Allemagne, et d’Angleterre, et d’Amérique, et de partout.
L’Etat salue ses héros morts au combat, l’Etat fusille ses traîtres (parfois les réhabilite, comme à Santa-Reparata-di-Balagna), l’Etat pleure des larmes de pierres.
Patrick Tournebœuf resacralise des monuments d’oubli, mais c’est l’enfer qu’on voit, et l’infernale propagande de la mort à travers les siècles.
En vérité, c’est Ferdinand Bardamu qui se dresse pour nous, « répugnant comme un rat » (Lola), et parmi quelques autres, le monument d’Ouveillan dans l’Aude, « considéré, selon le très éclairant fascicule inséré dans le livre détaillant l’histoire de chaque stèle, comme un des plus beaux monuments pacifistes de France ».
« Une femme agenouillée se souvient et pleure alors que des soldats anonymes et sans nationalité combattent… »
Sous la stèle de Mazaugues dans le Var, on peut lire cette pensée, qu’il faut transmettre aux enfants : « L’Union des Travailleurs fera la paix dans le monde /L’Humanité est maudite si, pour faire preuve de courage, elle est condamnée à tuer éternellement. »
Oui, essentiellement maudite.
Patrick Tournebœuf, Stèles, texte de préambule de Fred Boucher, texte d’introduction de Michel Philippot, Diaphane éditions / Les instantanés ordinaires, 2018, 80 pages – 500 exemplaires