La mort est dégoûtante, dix-neuf entretiens avec Francis Bacon, présentés par Yannick Haenel

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© Marc Trivier

Il y a des jours comme cela où vous vous enchantez de l’alignement des planètes, soit l’association d’un excellent peintre (Francis Bacon), avec un excellent écrivain (Yannick Haenel), mais aussi un excellent photographe (Marc Trivier invité dans l’antre du peintre en 1981), réunis par un excellent éditeur (François-Marie Deyrolle, L’Atelier contemporain).

Reprenant des entretiens ayant eu lieu entre 1964 et 1992, Conversations est une plongée en apnée – pas le temps de reprendre son souffle, préparez-vous – dans la parole et l’œuvre du maître Francis Bacon.

On connaissait les fabuleux entretiens avec David Sylvester, il va maintenant falloir compter avec cet ouvrage au contenu dense.

« Les déclarations de Francis Bacon, écrit Yannick Haenel, sont toujours radicales. Lorsqu’il parle, il ne se situe pas à côté de sa peinture, ni même face à elle : il est à l’intérieur de la peinture, il continue de la vivre – il peint. »

Les interlocuteurs sont de choix, et même « parfois remarquablement lourds » (comprendre sourds), Michael Peppiatt, Jean Clair, Marguerite Duras, Jacques Michel, Richard Cock, Madeleine Chapsal (liste non exhaustive), nous sommes en confiance, nous n’avons pas peur de l’impossible, la descente vers les profondeurs peut débuter.

Commençons par l’entretien Duras-Bacon, qui est selon Yannick Haenel, « l’un des sommets de ce livre, possédant la beauté presque immobile des gouttes d’eau qui ne tombent pas. C’est l’art de la distance limpide, c’est au bord de l’impalpable. Les voici qui parlent de solitude, de la lumière, et l’on ne sait plus qui parle des deux. »

Tout d’abord, ne pas dessiner, mais commencer par des accidents, des taches, qui sont des raisons supérieures, et croire en l’imagination technique, au métier qui fait le geste et libère des représentations : « Oui, j’espère toujours qu’une tache va arriver sur laquelle je vais bâtir « l’apparence ». »

« Voilà : si on prenait de la matière et qu’on la jetait contre un mur ou sur la toile, on trouverait tout de suite les traits du personnage qu’on voudrait retenir. Ce serait fait sans volonté. » Puis : « La force doit être entièrement congelée dans le sujet. »

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En peinture comme en mots, Francis Bacon fait la guerre, non contre la société, négligeable, mais de l’intérieur de l’entrechoquement des particules, dans la tension entre possibilités de formes et déformations constantes.

Il faut savoir être très intelligemment imbécile, c’est un art.

Les intervieweurs se succèdent, fascinés par le prix des œuvres, en appelant à la psychanalyse pour sonder le mystère d’un peintre qu’ils ne veulent surtout pas comprendre, les paroles restent.

« Je me considère comme une sorte de bétonneuse [ou ailleurs « broyeuse], j’ai tout regardé, je verse tout dedans et je n’ai aucune idée de ce qu’il en sortira. »

Pour faire un bon portrait, disloquer d’abord les apparences, puis les recréer, comme l’a fait Rembrandt de lui-même à la fin de sa vie.

« Il est possible que la sensibilité esthétique soit plus profonde que la sensibilité religieuse. La sensibilité religieuse a séparé les hommes alors que la sensibilité esthétique, c’est possible, je ne dis pas que ce soit un fait, est beaucoup plus universelle et profonde. »

Ce qui compte vraiment, ce sont les grandes œuvres, les grottes d’Altamira, l’art égyptien, Eschyle, Sophocle, Euripide, Michel-Ange, Titien, Shakespeare, Velázquez, Baudelaire, Goya, Van Gogh, Cézanne, Picasso, Giacometti.

« Il y a un côté de notre système nerveux qu’on ne peut approcher que par la peinture, et, si ce côté-là meurt, plus personne ne voudra de la peinture. »

Question : « A qui pouvez-vous parler de ce que vous faites ? »

Réponse : « En Angleterre, à personne. »

Bacon, c’est le travail et la vitesse, le passage d’un éclair, une éclaircie dans la violence du monde, sans aucun sentimentalisme.

On comprend que de ce côté-ci du Royaume Philippe Sollers (lire son essai, Les passions de Francis Bacon, paru en 1996) ait souhaité dialoguer avec lui.

Les entretiens radiophoniques et télévisuels de Bacon sont encore à retranscrire.

Dieu de Miséricorde, accordez-nous au moins encore quelques heures en ce monde de ténèbres.

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Francis Bacon, Conversations, photographies de Marc Trivier, préface de Yannick Haenel, L’Atelier contemporain, 2019, 208 pages  

Editions L’Atelier contemporain

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© Marc Trivier

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