
« Nous venons trop tard, ami ! Assurément vivent les dieux, / Mais c’est par-dessus nous, là-haut, dans l’autre monde. / Ils y sont agissants, sans fin, et sans beaucoup se soucier, semble-t-il, / De notre vie à nous, tellement ils se font prudents pour nous, ô les célestes ! / Et des poètes à quoi bon, dans ce temps de détresse ? Je ne le sais. / Pourtant, ils sont, dis-tu, tels les prêtres sacrés du dieu du vin / Qui, dans la nuit sacrée, passaient de pays en pays. » (Friedrich Hölderlin, Grandes Elégies, « Pain et vin »)
Je suis ainsi, je me méfie des livres parlant des livres, peut-être parce que faire de la littérature un monde à part se nourrissant uniquement de lui-même me semble renforcer le préjugé d’un art désirant s’enfermer dans une tour d’ivoire de textes pour ne pas avoir à craindre de se frotter à la réalité.
Le lecteur serait-il davantage un fuyard qu’un aventurier ? L’idée me désole.
Voilà pourquoi je tarde depuis plusieurs mois à ouvrir Eloge du livre, de Pascal Dethurens (Hazan, 2018), dont l’idée maîtresse est celle-ci : la lecture est un refuge quand l’Histoire broie les sensibilités et propage le malheur.
Happé par la beauté de l’iconographie, je me suis peu à peu laissé charmer par un livre m’obligeant dans un premier temps à penser contre moi-même.
Pourquoi représente-t-on depuis si longtemps en peinture des personnages lisant ? Est-ce pour le plaisir de montrer une absence ou un devenir-fiction ? En effet, perd-on notre visage lorsque nous lisons, ou gagne-t-on un monde transformant nos traits ?
Faut-il aussi comprendre qu’un amateur de tableaux, nourris en premier lieu du verbe créateur d’où procède l’incarnation, est d’abord un lecteur ?
Les lecteurs forment-ils à leur insu une communauté secrète de solitaires, construisant le temps d’un livre une manière de monastère portatif ?
Ne peint-on pas d’abord les livres dans un but d’édification ?

L’esprit se nourrit-il de mots ou se perd-il dans les phrases ?
Les peintures rassemblées ici ne créent-elles pas enfin le livre absolu rêvé par Mallarmé, Proust et Borges ?
Inventant le concept quasi psychanalytique d’homme au livre, Pascal Dethurens entreprend de répondre en onze chapitres, précédés chaque fois d’excellentes citations (de Jean-Jacques Rousseau, Valery Larbaud, Gustave Flaubert, Elias Canetti, Maurice Blanchot, James Joyce, Michel de Montaigne, Michel Foucault, Albert Thibaudet, Friedrich Hölderlin, Victor Hugo), à ces questions essentielles.
L’expression est moins d’un universitaire que d’un écrivain connaissant intimement son sujet, elle est belle, conduisant rêveries et réflexions.
Ainsi ceci : « Les lecteurs sont des êtres de la scission : êtres de pierre ou de chair, ils postulent à la fois une existence minimale et des songes tumultueux, ils ne disent rien mais interprètent tout, figés et loquaces en même temps. Femmes et hommes du retrait, l’énergie qu’ils dépensent ne se fait pas spectacle mais aussitôt expérience de la profondeur, se dédommageant d’un public absent par une bienheureuse solitude. Etres sans surface, ils n’ont pas d’yeux pour nous, parce que la tâche leur incombe de regarder ailleurs. Etres des songes, tel Hermès, ils traduisent. »

Ici, les œuvres regroupées forment un véritable enchantement, tant elles sont extraordinaires, provoquant de longs arrêts de méditation : ravissement d’une belle couchée peinte par Félix Vallotton, douceur voluptueuse d’une liseuse regardée par Renoir, extraordinaire d’un codex enluminé peint par Quentin Metsys.
En peinture, les livres sont partout, chez Van Eyck, Caspar David Friedrich, François Clouet, Robert Campin, Georges de La Tour, Roger van der Weyden, Edouard Manet, Ingres, Chardin, Dürer, Fra Angelico, Rembrandt, Goya, Magritte, Derain, Ensor, Redon, Delacroix, Fragonard, Marie Laurencin, Poussin, Bacon, Matisse, Le Greco, tant d’autres.
Eloge du livre est donc un éloge de la peinture, qui est aussi un éloge de l’écriture.
Words, words, words, and colors.
Lire-écrire-peindre à perdre la raison : « La folie guette à tout moment l’homme aux livres dans sa recherche de l’absolu. Cette folie, c’est celle d’un personnage de fiction qui, parmi tous ses semblables, s’avance en martyr de la littérature pour avoir consacré sa vie, sa santé et sa fortune aux livres, eux qui, en retour, l’ont mené à sa perte : des Esseintes, le héros paradoxal d’A rebours (1884) de Huysmans. »
Mais la thèse de Julien Gracq – pour savoir écrire, il faut savoir lire ; pour savoir lire, il faut savoir écrire – ne s’enrichirait-elle pas de celle de Philippe Sollers ?
Pour savoir lire-écrire, ne faut-il pas d’abord savoir vivre ?
Pascal Dethurens, Eloge du livre, Lecteurs, Ecrivains dans la littérature et la peinture, Hazan, 2018, 240 pages – 100 illustrations
