Un léger tremblement de tout, par Manuela Marques, photographe

gravité 1, 2018, impression numérique sur papier baryté, 55 x 83 cm, ed.3 + 2 EA
© Manuela Marques

Manuela Marques s’intéresse aux traces composant les lignes d’une mémoire discontinue, cherchant à travers le disparate une unité première dépassant les fausses dichotomies, par exemple entre lumière et ombre, présent et passé.

A l’occasion d’une résidence de création à Lodève, la photographe, évacuant d’emblée le pittoresque, a rassemblé une nouvelle fois les fragments d’Osiris.

Son œuvre se déploie dans une tension permanente entre précision du cadre, du point de vue, et sensation d’illimité, d’infini.

Pour rendre visible la richesse d’un territoire offert à sa vue, Manuela Marques a choisi la stratégie d’une recomposition de celui-ci, réinventant en quelque sorte l’héritage perçu, ce dont rend compte une exposition Et le bleu du ciel dans l’ombre, qui est aussi un livre conçu comme un carnet de recherches, un ensemble de propositions et d’esquisses ouvrant de multiples horizons et possibilités d’interprétation.

La poétique photographique de Manuela Marques est ainsi celle d’un déplacement constant, d’une mouvance dans l’intime et le sublime.

Nous en avons discuté.

Pierre dressée 2,2018, impression numérique sur papier baryté, 110 x 160 cm, ed.3 + 2 EA
© Manuela Marques

Pour votre série/exposition Et le bleu du ciel dans l’ombre (livre éponyme aux éditions Loco), vous avez bénéficié d’une résidence de création à Lodève (Hérault). Comment l’avez-vous menée ?

Ivonne Papin-Drastick, directrice du Musée, m’a contactée fin 2015, juste avant que le musée Fleury ne ferme pour rénovation et m’a proposé une carte blanche. Avant que toutes les collections ne soient mises en boîte et remisées durant plusieurs années, j’ai pu les explorer.

La collection de ce musée est essentiellement archéologique et géologique : des fragments de poteries, des empreintes de pas d’animaux fossilisées, des minéraux, etc., correspondant finalement assez à ce que nous avons l’habitude de voir dans ce type de musée, sans y prêter grande attention. Mais ces éléments m’ont tout de suite fascinée car ils me proposaient, par bribes éparses, un accès direct à la constitution d’un territoire précis, en l’occurrence celui du lodévois.

Dans une des vitrines, je fus subjuguée par une empreinte laissée par la pluie, il y a 280 millions d’années ! La tempête avait dû être intense et la terre qui reçut la pluie avait séché très rapidement, créant ainsi une trace de ce moment unique, presque un instantané.

C’est donc cette terre fossilisée, merveilleuse de poésie contenue, qui a été le prélude de mon travail.

J’ai donc été naturellement amenée à utiliser quelques éléments solides qui composent un paysage (minéraux, végétaux, terre, etc..) en les interrogeant avec des éléments fluides comme la lumière, le vent, la chaleur, la pluie…

J’ai choisi le sud Larzac comme lieu de résidence et d’intervention. Un paysage aride, très minéral, assez rude. J’ai voulu fuir l’aspect bucolique ou pittoresque qu’une telle région peut offrir.

Au milieu de nulle part, mais là où pour moi se trouvait l’essentiel de ce travail.

main 6,2018, impression numérique sur papier baryté, 56 x 84 cm, ed.3 + 2 EA
© Manuela Marques

Une exposition a commencé au musée de Lodève, suivie d’une autre à partir du mois de juin au musée de la Roche-sur-Yon. Est-elle le fruit d’une collaboration entre ces deux institutions ? Quels sont et seront vos choix scénographiques ?

Grâce à une coproduction entre ces deux institutions, nous avons pu réaliser ces deux expositions et éditer un livre.

Le choix d’une scénographie d’exposition est une étape très importante dans mon travail. Elle est aussi importante que le choix des œuvres qui y sont montrées.

Les deux expositions ne seront donc pas identiques. Je suis en pleine réflexion sur une nouvelle proposition pour le CYEL de la Roche-sur-Yon. L’espace de ce dernier étant plus petit, il me faut repenser entièrement la scénographie, tout en gardant l’esprit et l’essentiel de ce qui est montré à Lodève, une reformulation du travail intéressante.

Pour le titre de votre livre, avez-vous pensé au roman de Georges Bataille, Le Bleu du ciel (1935/1957) ?

Absolument pas ! Dans le titre Et le bleu du ciel dans l’ombre, il s’agissait plutôt de trouver une conjonction entre les deux termes bleu et ombre présents dans certaines séries photographiques, porteuses d’une sorte de paradoxe visuel : être à la fois dans le diurne et le nocturne. L’objet photographié éclairé par la lumière directe et intense du soleil de midi tout en captant l’ombre portée, la projection de ce qui est photographié dans un bleu nocturne.

Ce titre devait également signifier une continuité de la recherche que je développe ces dernières années et que j’ai poursuivi dans cette résidence. Le « et » initial les relie.

la brassée, 65 x 97,5 cm, impression pigmentaire,sur papier baryté,2017
© Manuela Marques

Votre précédent ouvrage chez Loco s’intitule La taille de ce vent est un triangle dans l’eau. Pourquoi de tels titres sous formes de phrase et de fragment de phrase ? Sont-ils à lire comme des kôans ?

Le titre La taille de ce vent est un triangle dans l’eau est un vers issu d’un poème de Fiama Hasse Pais Brandao, une poétesse portugaise, qu’un ami m’a fait découvrir. J’ai trouvé ce titre magnifique à beaucoup d’égards mais il concentrait surtout, en quelques mots, tout ce que j’essayais de saisir photographiquement qui, bien que se dessinant sous mon regard assez précisément, devenait insaisissable au moment de la prise de vue.

Ce titre est très précis, mais la précision lexicale, comme taille, triangle ne peut contenir, mesurer le vent, l’eau.

Il y a là quelque chose qui me fait penser que la photographie, malgré toute sa précision, est aussi de cet ordre-là, un jeu perdu d’avance.

J’ai aussi donné ce titre à une vidéo : un torrent d’eau, dont la surface est battue par des vents de plus en plus violents, formes et informes se dessinent en continu.

Et le bleu du ciel dans l’ombre est aussi le titre d’une photographie : une route barrée par un cours d’eau.

Des dessins d’eau encore une fois…

L’utilisation de ces titres est aussi une façon de ne pas inscrire d’emblée exposition et livre dans une perspective immédiatement descriptive mais de faire aussi appel à l’intuition et à un état de rêverie.

Le paysage commence-t-il pour vous à l’instant où vous cadrez un fragment de réalité, ou préexiste-t-il dans votre perception à l’instant de la prise de vue ?

J’ai très certainement le sentiment de la préexistence de l’image au moment de la prise de vue. L’image est pour moi antérieure à sa matérialisation devant l’objectif.

Je crois, en effet, que l’on porte un paysage en soi avant qu’il ne se présente devant nous. Je dirais que c’est la rencontre, l’interaction entre ce qui est intérieur et extérieur qui fait image.

recomposition1,2016,impression pigmentaire sur papier R.C, 100x 150 cm
© Manuela Marques

Votre travail, par vos collectes, prélèvements et rencontres diverses, n’est-il pas en soi de l’ordre d’une recomposition de la nature, de la création d’un cosmos autonome ?

Très certainement dans ce dernier travail. Il ne s’agissait pas pour moi de rendre compte d’un territoire dans son appréhension directe, même s’il y a des photographies de ce registre dans le livre et l’exposition, mais plutôt de tenter d’en reconstruire des pans par des éléments prélevés et mis en scène.

Pensez-vous déjà à la forme livre lorsque vous photographiez ?

Non pas du tout, ou alors par fulgurances. Pour moi, ce sont des moments différents de mise en forme du travail.

Comment s’est opéré le choix des papiers de natures différentes composant votre livre, et pourquoi avoir décidé d’une couverture cartonnée toilée ?

Il y a dans ce livre des espaces différents. Nombre des images reproduites n’ont pas pour vocation de devenir des tirages à retrouver sur des murs d’exposition. Ces images sont comme des notes visuelles constituant des carnets de recherche, des carnets de notes, justement, qui m’ont servi à élaborer, à réfléchir des ensembles photographiques ou des vidéos.

Je souhaitai néanmoins que cet aspect « recherche » ou « note », ait une place dans la conception du livre. Nous avons réfléchi avec mon éditeur, après avoir mis à plat différents déroulés d’images, comment cela pouvait se matérialiser en objet livre. Lors d’échanges avec Anne-Lise Cochet, la graphiste avec laquelle nous avons travaillé, elle nous a fait part du souvenir d’enfance d’un livre du genre « merveilles du monde ». Cette idée s’est développée jusqu’à arriver à ces inserts de petites pages, cachant et révélant des images, créant des relations entre elles.

La couverture toilée et la souplesse du livre poursuivent cette idée : un clin d’œil à nos livres d’enfant et un rappel de la forme du carnet de notes. Créer un objet livre dont la forme et le toucher nous sont immédiatement familiers.

et le bleu du ciel dans l'ombre, 2018, impression numérique sur papier baryté, 83 x 125 cm, ed.3 + 2 EA
© Manuela Marques

Lorsque vous travaillez dans des environnements naturels aussi beaux et denses que ceux de causses du Larzac ou les environs du lac de Salagou, vous posez-vous la question du mal dans la nature ?

Comment comprendre cette idée de « mal dans la nature » ? Je pense essentiellement à ce qui « traverse » cette nature, à tout ce qui la transforme d’une façon souterraine, ce en quoi elle est un élément mouvant, fuyant. Mais aussi à ce qu’elle produit sur moi et comment je suis « traversée » par elle : mon regard se transforme et le travail se fait.

Il y a dans vos photographies de l’impénétrable, du mystère, quelque chose d’antique et de très païen. Le motif de la pierre dressée symbolise-t-il cette profondeur de temps dans le présent immédiat ?

Cet ensemble de pierres dressées que j’ai longuement cherchées dans ce territoire et qui pourtant étaient très proches du lieu où je résidais… sont très certainement les images de la permanence du temps et de ses signes. Ce sont des appels. Les temps passés et notre présent sont en constante friction, créant des zones de contacts dont j’essaie de rendre compte. Je ne sais pas si l’on peut parler de mystère ou de paganisme, mais ce qui est certain, c’est que pour certaines images comme celles des gestes photographiés, j’ai voulu les réaliser d’une manière très simple, archétypale : une grande concision formelle pour entraîner l’imaginaire bien au-delà de ce que l’on regarde.

Feriez-vous vôtre la formule du poète Horace « ut pictura poesis » en l’appliquant à la photographie ? Quel est pour vous l’objet de l’art ?

Si nous évoquons ici la correspondance entre ma pratique de photographe et les autres formes artistiques, je suis certainement très influencée par des médiums autres que la photographie, installation, sculpture et évidement peinture.

Mais je crois effectivement que je suis dans un moment de mon travail où un certain type de recherche photographique, s’affirme. Nourrie, je crois, par une grande part laissée au hasard de ce qui peut se produire et que je ne maîtrise pas forcément, mais que je peux décider de garder à l’image. Cette part qui m’échappe est importante. Pouvons-nous pour autant appeler cela poésie ?

Comment travaillez-vous les couleurs et la lumière ?

L’ensemble de ce travail a été réalisé en lumière naturelle et en extérieur. Mais cette lumière ainsi que certains tons chromatiques sont, dans plusieurs séries, issus de la transformation opérée par des supports que j’utilise comme fonds photographiques. Des capteurs de spectres lumineux, ou bien un miroir noir, me permettent d’obtenir à la fois des reflets mais d’altérer aussi les couleurs : le bleu clair du ciel devient le bleu crépusculaire recherché.

Météores 1, 2016 160 x 103 cm, impression pigmentaire sur papier baryté, 160 x 103 cm
© Manuela Marques

Etes-vous spontanément animiste ? Vos constructions d’images relèvent-elles de la fabrication/découverte de fétiches ?

Je ne sais pas si je peux appeler cela de l’animisme, au sens traditionnel du terme, mais je crois dans une sorte de vitalité qui anime tous les éléments qui composent notre planète, un léger tremblement de tout.

C’est peut-être pour cela que le minéral m’a dernièrement tant intriguée et que j’ai eu le désir de travailler avec ces pierres, ces roches, mais dans une dimension plus dynamique que le statisme qui les caractérise habituellement, de les questionner par l’image et la vidéo, pour les faire basculer ailleurs.

Fétiches ? Je ne sais pas non plus. Déplacement est un terme qui me convient mieux. Il y a parfois une construction photographique à partir d’éléments collectés et remis en scène, et parfois, pas, tout peut déjà être là, devant moi. Mon travail est un va-et-vient entre ces deux mouvements.

Et le bleu du ciel dans l’ombre dépasse la dialectique du mouvement et de la fixité, montrant qu’il n’y a pas d’objet de la nature qui ne soit en déplacement. Ne cherchez-vous pas à faire de l’image fixe une image mouvante ?

Comme je le disais, le mot « déplacement » est très important pour moi car l’art est un déplacement en soi. Certaines de mes photographies portent d’ailleurs ce titre.

Le parcours de l’exposition de Lodève a été conçu pour pouvoir confronter image fixe et vidéo. Les espaces de projection vidéo sont aussi des espaces où sont accrochées des photographies.

Quels sont vos nouveaux projets artistiques ?

Je prépare pour cet été une exposition aux Açores (Île de Sao Miguel) au Arquipélago Arts Center, avec un nouveau travail mené depuis deux ans sur place.

Une interrogation sur la lumière açorienne si changeante que j’ai essayé de matérialiser mais aussi une recherche sur les archives du Centre de Météorologie Afonso Chaves de Ponta Delgada en collaboration avec le département de surveillance sismique de l’Université des Açores. Un travail, loin d’être achevé, mais dont je montre une première recherche cette année.

Propos recueillis par Fabien Ribéry

Manuela Marques, Et le bleu du ciel dans l’ombre, texte de Gilles A. Tiberghien, éditions Loco, 2019

Editions Loco

Manuela Marques

Et-le-bleu-du-ciel-dans-l-ombre

Manuela Marques est représentée par les galeries Anne Barrault (Paris), Caroline Pagès (Lisbonne), Fonseca Macedo (Ponta Delgada -Açores)

Expositions personnelles de Manuela Marques :

Musée de Lodève (Hérault) du 12 janvier au 19 mai 2019, et au musée de la Roche-sur-Yon (Vendée), du 15 juin au 15 octobre 2019

Musée de Lodève

Arquipelago arts center, Sao Miguel (Açores ) du 6 juillet au 6 octobre 2019

Galerie Anne Barrault (Paris) , 9 mars au 13 Avril 2019 – vernissage le 9 mars de 16h à 20h

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