
« Un rêve, c’est moins / Qu’un pli de dix grammes. » (Marina Tsvetaieva)
Ce n’est pas un pays, c’est une buée.
Ce n’est pas une abstraction, c’est une densité géniale et tourmentée.
Voici la Russie, terre d’impossible où l’alcool et la nostalgie sont les adjuvants naturels de la foi et de la folie.

Pour vous il n’existe ni patrie, ni exil, livre d’Olivier Marchesi (iKi Editions), est le souvenir d’une ville aux fortes têtes, l’hydre Moscou-Saint-Pétersbourg, et d’un espace imaginaire (la glace, la toundra) où le photographe rêva son enfance.
Les formes s’enfuient, la réalité est un manteau de poussières tombées sur la vitre d’un tramway hors d’âge, ou d’une voiture épique née à l’époque de Nikita Khrouchtchev, homme de fer en son dégel fantasmé.
Olivier Marchesi perçoit le monde comme on se perd dans une vaste estampe.


Ses photographies ne sont pas des instantanés, mais des dépôts de temps concassés, des télescopages anachroniques, des accidents chimiques créant des fantômes et des possibilités d’éblouissements.
L’humain s’est absenté, probablement dévoré par l’Histoire.
Restent des paysages urbains ou naturels, une romance sans parole pour peupliers et bouleaux étiques.

Des poèmes (Alexandre Blok, Marina Tsvetaieva, Anna Akhmatova, Mikhaïl Lermontov), des citations (Dostoïevski), donnés en russe et en français, ponctuent les images.
Ce sont quelques mots, des traits vifs, des slogans : « Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays. » (Lénine)
Voici des rails, des grues, des forêts, des monuments.
Voici la beauté de l’enfer du paradis soviétique.

Voici l’indemne et le destin.
Voici la flaque et le trésor.
Voici la faucille, le marteau et le squelette d’un crâne de bovidé.
Il se pourrait bien que les images d’Olivier Marchesi inventent, à la croisée de la photographie vernaculaire et du temps présent, de modernes vanités.

Olivier Marchesi, Pour vous il n’existe ni patrie, ni exil, texte de Valérie Douniaux, iKi Editions, 2019 – 150 exemplaires

Exposition Heureux qui comme Ulysse, Atelier L’œil Vert, 12 rue Léopold Bellan, 75002 Paris – du 16 février au 30 mars 2019, et, dans le cadre du festival Itinéraires des photographes voyageurs, Galerie Arrêt sur l’image (Bordeaux), du 2 au 28 avril 2019
Olivier Marchesi est membre du Studio Hans Lucas
Rien de mieux peut-être pour accompagner le voyage russe d’Olivier Marchesi que la relecture en format poche (Babel) des lettres d’Ossip Mandelstam (première édition Actes Sud, 2010).
Il y en a deux cent quarante-sept (la dernière est rédigée du Goulag en 1938 peu avant sa mort), souvent écrites, dictées ou chuchotées à sa précieuse épouse, nous avons le temps.
Elles sont adressées à ses parents (grande beauté de ses lettres à sa mère et son père, très attentives et enthousiastes pour ne pas les inquiéter), à ses amis écrivains, à sa femme Nadedja, dont sait qu’elle conserva de mémoire son œuvre, apprenant par cœur ses poèmes afin de les sauver de la censure stalinienne et de protéger son mari (lire de Nadedja Mandelstam le bouleversant Contre tout espoir. Souvenirs, 3 vol., Gallimard, 1972, 1974 et 1975).

Très proche de Marina Tsvetaieva et Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam (1891-1938) est l’un des plus grands poètes russes, passionné de langues étrangères (son travail harassant de traducteur assurant au couple à peu près de quoi survivre) et de philologie.
Ayant vécu une enfance juive avant de chercher à s’intégrer pleinement à la culture russe, l’écrivain considérait, selon sa préfacière Annie Epelboin, que l’Occident médiéval était pour lui une référence absolue.
« Profondément réfractaire », peu à peu isolé jusqu’à « l’anéantissement social », produisant une poésie déconcertante, il est condamné à l’exil en 1935 après une épigramme violente contre Staline.
On lit donc avec feu cet ensemble de lettres publiées en français (l’édition n’est pas intégrale) avec la conscience d’une vie violentée, d’un destin brisé et d’une quête de bonheur constamment contrariée.
Ses lettres à son épouse sont un chant d’amour inventé sur fond de misère matérielle combattue avec intensité.
Il écrit en 1937 à l’écrivain Tynianov : « S’il vous plaît, ne me considérez pas comme une ombre, je projette encore une ombre. »
Le 14 octobre 1925 à Nadedja : « Nadiouchka ! Je suis très gai et en parfaite santé. Je ne rêve pas, je fais tout calmement, mais sans cesse, sans cesse je pense à toi, à Nadia, ma toute mienne. »
« Ma joie merveilleuse »
« Ma toute douce »
« Mon oiselet »
« Ma colombe chérie »
« Ma joie »
« Ma vie »
« Mon aimée »
« Mon ange »
Et cette lettre de 1937 à un destinataire inconnue, qui lève la rage : « J’ai une maladie grave et inguérissable, et je suis privé de toute possibilité de me soigner. Je n’ai rien à manger. Je vis dans la misère. Toutes les institutions, y compris l’Union des écrivains, observent vis-à-vis de moi un boycott absolu. »
Ossip Mandelstam, Lettres, traduites du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, préface d’Annie Epelboin, Babel, 2018, 380 pages