Capitale de l’Irlande du Nord, Belfast est une ville de 336 000 habitants marquée par plusieurs décennies de guerre civile entre catholiques (49% de la population) et protestants (42%).
Elle a été maintes fois photographiée, et des images de valeur historique ne cessent de ressurgir dans l’actualité plus de vingt ans après les dernières violences.
L’Intervalle a présenté récemment les livres de Gilles Favier (Belfast, Clémentine de la Ferronnière, 2018) et Yan Morvan (Bobby Sands, mai 1981, André Frère Editions, 2018).

Avec Wee Muckers, Youth of Belfast (Nous les potes, les adolescents, les jeunes pisseux de Belfast), livre publié à Berlin chez Kehrer Verlag, le photographe allemand Toby Binder dépasse les clivages identitaires par un travail de portraits de jeunes Irlandais et de paysages urbains généralement désolants.
Celui-ci est-il catholique ? Celui-là protestant ? A contempler le visage de chacun, la question n’a pas de sens, même si à l’heure du Brexit pointe l’inquiétude d’une reprise du conflit entre les deux communautés.
Toby Binder a concentré son regard sur six quartiers de Belfast : Highfield, Clonard, Shankill, Village, Sandt Row, Carrick Hill.

A Highfield, on est à 82,6% protestant, à Clonard 90,5% catholique. Et alors ?
Avant d’être de tel ou tel clan, de tel ou tel espace, nous sommes de la classe ouvrière, et nous recevons tous les mêmes coups.
La ségrégation spatiale est réelle, mais il s’agit d’abord de comprendre que nous sommes d’une même génération et que nos problèmes intimes ne diffèrent pas essentiellement d’un mur à l’autre.
D’ailleurs, le noir & blanc nous va très bien.

Il y a une photogénie irlandaise faite de maisons en briques, de collines grasses, de ciels effroyablement gris, de joggings bon marché et de vélos déglingués.
Les visages sont des lichens, ils ont l’âge des pierres que l’on tient dans la main.
Lorsqu’on est jeune à Belfast sous l’objectif de Toby Binder, on s’ennuie ferme entre deux messes, on cherche une bonne raison de ne pas se foutre sur la gueule, ou au contraire de se tabasser, on brûle régulièrement tout ce qu’il est possible de brûler.
On sort les bières, on s’embrasse entre deux clopes, on joue au foot, on va au stade, on rit bêtement, on est énervé.

Dans de très beaux diptyques, le photographe invente des mariages inattendus entre des bouches, des nez, des cils, des chevelures dont on ne sait s’ils se rencontreront vraiment un jour.
Associé spontanément au documentarisme photographique poétique à tendance sociale, Wee Muckers peut aussi être vu comme une utopie, au-delà des tatouages et tags revendicatifs, des situations de déréliction et d’effondrement de l’Etat Providence.
Ici, on ne regarde cependant pas impunément l’autre dans les yeux, ou alors, on le prend dans ses bras à l’étouffer d’amour.

Les corps sont farouches, les regards de fauve à l’arrêt, les caddies chargés d’alcool.
L’intranquillité est perceptible, chaque quartier peut flamber – récurrence de l’image du feu, qui réchauffe, qui anéantit, qui hurle de colère.
On se partage des boissons trop sucrées, on se rase les cheveux, on n’arrive plus à jouer.
Il y a une trottinette piégée dans des fils de fer barbelés, des policiers sur les dents, des jeunes prêts à cogner, et à se faire matraquer pour la bonne cause, pour les copains, pour rien.
Les tout-petits apprennent ainsi la loi de la violence, on peut tous les appeler Kes.
Des cannettes, des déchets, des drapeaux, des défilés, de majorettes ou de militaires.
Les adultes ont disparu, ils ne font pas le poids.
Place aux jeunes, et aux nouvelles allumettes.
Toby Binder, Wee Muckers, Youth of Belfast, texte de Paul McVeigh, Kehrer Verlag, 2018