
Il faut espérer qu’un jour, au milieu de la place où s’installe habituellement la ducasse, à Auchel, Méricourt, Harnes, Loos-en-Gohelle ou Pernes en Artois, dans ces Hauts-de-France si ambitieusement nommés (Madame la Marquise, détendez-vous un peu, vos collants sont troués), sera édifié un monument rendant hommage à Eric Le Brun et son équipe des éditions Light Motiv (La Madeleine, près de Lille) pour tout le travail accompli en faveur du Nord, complexe, radieux, vif, et particulièrement populaire.
Dernier témoignage de cette ferveur admirative envers un territoire spontanément carnavalesque, jusque dans la dureté des conditions de vie, Le monde d’après, de Thierry Girard, photographe interviewé récemment dans L’Intervalle pour son travail au long cours sur le paysage vosgien, et actuellement exposé à Brest avec le projet Voyage au Pays du Réel (entretien à venir), s’inspirant de l’expédition menée en 1914 en Chine par Victor Segalen, Augusto Gilbert de Voisins et Jean Lartigue.


Composé d’images en noir & blanc datant d’environ quatre décennies et de photographies récentes, Le monde d’après offre le portrait très riche du bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais, de sa géographie spécifique (des terrils comme pyramides des pauvres), de ses habitants humbles, fantasques et chaleureux.
Des arbres ont poussé sur les petites montagnes de schistes, les friteries se sont modernisées, mais il n’y a pas de doute, c’est le même pays à travers le temps que photographie Thierry Girard, peut-être un peu plus divers et moins innocent, peut-être.
Les colombophiles sont certes moins nombreux, de même que les joueurs de billons (de lourdes quilles), mais pas de place pour la nostalgie, vivre prend bien assez de place comme ça, et l’on sait bien que tout se recompose dans la décomposition.

Mythifier cet autrefois de peine et charbon, de peine dans le charbon ? Allons, allons.
Ici, l’on est souvent seuls, mais l’on sait généralement être ensemble.
Ici, l’on se retrouve au Café du Vert Dragon, au Zénith ou au bar Les Copains.
Ici, l’on pourrait être à Belfast, coincé en noir & blanc contre un mur de briques, ou en Sicile au pied de l’Etna.

Ici, l’on sait s’amuser, et l’on souffre au quotidien de la destruction des liens de solidarité.
Rencontres, mariages, monuments aux morts, brocantes, étalage des maigres objets empoisonnés de la société de consommation.
Ici, on connaît le prix de la misère, et celui de la fraternité.
A Nœux-les-Mines, on apprend à skier, ou même nager au lac de Loisinord. On appelle cela une base de loisirs.

Ici, l’on mange souvent un peu trop sucré, un peu trop gras, il faut bien se faire plaisir, non ?
Les mines ont fermé, le vert remplace peu à peu le noir, on fait du théâtre au pied des terrils de Loos-en-Gohelle, qui aura vraiment tout vu.
Le parti socialiste s’est effondré, Johnny Halliday n’est plus, on n’est pas loin d’être foutus.

Thierry Girard photographie avec beaucoup de tendresse, sans aucune mièvrerie, le quotidien d’une population sans luxe, bricolant comme elle peut sa vie, fière d’avoir pu s’acheter une piscine démontable ou un bouquet de fleurs.
Rendez-vous au Snack Les Sables d’Or, la part de couscous est à 3,5 euros.
Maman, sors un peu, il fait beau temps, et c’est jour de marché, ça va te faire du bien.
Maman, ne t’inquiète pas pour moi, tout ira pour le mieux, on est bientôt la fin du mois.

Le 14 avril 2017, Thierry Girard pensait à son projet : « Me voici à tourner autour des terrils de Loos-en-Gohelle, dont il se dit qu’ils sont les plus hauts d’Europe – d’où le désir sans doute de préserver leur sommet ! Repérages face Ouest, le long de la route qui mène à Béthune ; repérage face Est en remontant de Liévin vers Loos. Avec ce troisième jour de repérages, commence à se dessiner de manière plus précise les contours de mon projet. Je ne vais pas célébrer cet objet singulier du patrimoine industriel qu’est le terril, comme a pu le faire avec talent Naoya Hatakeyama (Terrils, Editions Light Motiv, 2012), mais je vais l’utiliser tel un amer dans le paysage autour duquel s’organise l’oekoumène d’aujourd’hui. Qu’est-ce qui se dit de l’évolution, de la transformation de ce territoire depuis que l’exploitation du charbon s’est arrêtée et qu’il n’en reste que des objets de mémoire (terrils, chevalements, etc.) ? Que deviennent les cités minières entre abandon, démolition et réhabilitation ? »
Reprenant ses archives, le photographe découvre des images, féroces, drôles, sidérantes pour les bien-nés d’aujourd’hui, de concours de chiens ratiers et de combats de catch, spectacle garanti et vivats de la foule.
Des ados traînent, s’embrassent, se bagarrent.
Le monde d’après est à eux, au moins pour quelques années encore, ils le savent, se souviennent des anciens morts pour la mine, et ne sont pas pressés de grandir.

On peut lire, sur le store en fer d’un tabac fermé définitivement, « Adieu mon bon Bernie ! Bonne retraite !!! »
C’est le Nord, et l’on n’y est pas du tout si mal, après tout.
D’ailleurs, on n’a jamais vu Thierry Girard aussi jeune.
Garçon, un bock pour l’artiste de passage, le vagabond curieux, l’ami !
Thierry Girard, Le monde d’après, texte Ari J. Blatt, Editions Light Motiv, 2019, 240 pages
Exposition Voyage au Pays du Réel, En suivant La Grande Diagonale de Victor Segalen (Musée des Beaux-Arts, Brest), du 17 mai au 22 septembre 2019
Thierry Girard expose également son travail sur le Nord à la Cité des Electriciens, maison des ingénieurs (Bruay-la-Buissière), du 17 mai au 9 décembre 2019 – vernissage (à ne pas manquer) le 17 mai