
C’est un astre noir, le fin fond d’un théâtre, d’où apparaît un quart de visage, un nez, une dentition, une bouche que l’on devine heureuse.
C’est un hors-temps, celui de la contre-culture et des pulsions brutes.
C’est un livre placé sous étui, comme un secret, une interdiction aux moins de dix-huit ans, ou aux peines-à-jouir.
Quelques mots trouent la nuit : « J’ai la nostalgie de cet univers insoupçonné, fantastique, de ce rite païen, interminable, de la contagion émotionnelle, des abus, des regards suspendus, du son puissant et bouleversant de la house, de la techno, de la clandestinité et de ce qu’elle véhicule comme forme d’utopie. »
Cet ouvrage au papier lourd, à la tranche noire, est un morceau d’Erèbe, un secret bien préservé, celle d’une rave party ayant eu lieu au début des mouvements House et Techno en France.

Elle donne son nom au livre, Lunacy, soit la possibilité de vivre jusqu’au petit matin sur une planète inconnue, celle de la fête et de l’anticonformisme underground.
Lunacy est un entrepôt de Gennevilliers-port, qui fit venir à huit reprises les teufeurs des quatre coins blêmes de l’Hexagone, entre 1993 et 1995.
A la force tellurique de la rave party répond un livre conçu avec une belle radicalité formelle, faisant surgir des visages, des gestes, des corps en mouvements surpris en plein lâcher-prise.
Ce pourrait être des zombies, mais, bien au contraire, c’est une armée de prêtres officiant dans la clandestinité pour retourner la mort en soi en puissance de vie.

Un photographe est là, œil dans l’œil de la nuit, Meyer, bientôt membre de l’agence Tendance Floue.
Les images sont moins capturées que sculptées, découpées dans la chair du noir d’une fête interminable.
Meyer nous propose de revenir sur une expérience à bien des égards sidérante pour qui ne satisfait que du jour et de la fausseté des apparences.
Sur l’écran noir de ses pages dansent, dans l’énergie que procure un contre-envoûtement mené collectivement jusqu’à l’extase, un peuple très beau cherchant à transformer sa solitude en feu de joie levé en commun.
« S’approcher et pénétrer dans une rave, écrit Meyer, est une épreuve magique, franchir un portail vers un monde vierge et crépitant, une dimension parallèle, futuriste, ou le temple organique d’une folle tribu ancestrale. »
Internet, l’intelligence artificielle, les machines de l’ingénierie de la mort n’ont pas encore tout à fait commencé à reconfigurer l’ensemble du vivant, il est possible de vibrer en funambules sur la venue d’une catastrophe, advenue.
En attendant de mourir vraiment, il faut se rassembler, suer ensemble, faire l’amour en dansant, se laisser posséder par la musique.

Pas d’agressivité, de l’amitié, comme à Paris lors de la Commune, comme à Notre-Dame-des-Landes lorsque les CRS chargeaient, comme partout où la fraternité n’est pas socialement construite, mais spontanée, donnée, parce que le sourire est contagieux, et qu’il nous lave de la frérocité millénaire, peut-être ontologique, contre l’autre, contre soi.
Beauté de la jeunesse inentamée en chacun.
Lumières du noir et de l’argentique.
Meyer, Lunacy, textes de Meyer et Erwan Perron, Editions Loco, 2019, 80 pages
Exposition Electro, du 9 avril au 11 août 2019, à la Philharmonie de Paris – plusieurs photos de Meyer y sont exposées