
C’est le genre de projet qui m’enchante, porté par l’enthousiasme d’un jeune commissaire, Ian Dykmans, aussi photographe, et des édiles conscients de l’importance de l’art comme puissance de partage.
Nous sommes à Bruxelles, dans le quartier-commune de Molenbeek-Saint-Jean, au Château du Karreveld, où vient d’avoir lieu une 1ere Biennale de Photographie consacrée à la photographie argentique, essentiellement noir & blanc, regroupant artistes reconnus ou en voie de reconnaissance (Joseph Charroy, Jean-François Flamey, Marie Sordat, Christine Lefebvre), et moins connus (ou, pardon, que je connais moins).
Il faut imaginer quinze chambres de l’ancien hôtel du château confiées à quinze photographes différents, pour beaucoup autodidactes, et surtout dégagés des lois du marché et de la rentabilité directe.

La photographie argentique offre du temps au temps, c’est un processus lent d’apparition, chaque fois une épiphanie.
On peut préférer telle ou telle esthétique, bien sûr, mais il importe ici davantage de ressentir un flux de tendresse, de rage peut-être, et d’interrogations pour le monde tel qu’il est, tel qu’il s’efface, tel qu’il insiste, tel qu’il se crée.
Noir de nuit, mais aussi noir de visibilité, comme un double éloge de l’ombre et de la naissance de la lumière.

L’Abîme du Temps montre une photographie s’inventant sur le fil ténu séparant l’être du non-être, tout du moins du monde à embrasser à pleins bras ou bouche-que-veux-tu, et de celui-ci, plus intérieur, d’une longue introspection.
Chez Chantal Maes, des petites filles mutiques d’origine asiatique, très graves, occupent le cadre de vision, ce sont des miracles, des envoyées, des messagères psychopompes.
Chez Christine Lefebvre (exposition à venir à La Chambre Claire Galerie à Douarnenez – Finistère), la vie est un bouquet de dos, d’ailes déployées, d’écumes formant des roses des sables.

Maria Baoli offre des belles endormies, nues ou se métamorphosant en fleurs, à la façon du maître japonais Kawabata.
Hélène Akouavi Amouzou, née au Togo, crée des images vaudous, des autoportraits envoûtants, inspirés par l’exil et l’attente.
En couleur, Bernd Kleinheisterkamp construit ses portraits comme des possibilités de rencontres, moins verbales que d’âme à âme.

Gundi Falk et Jean-François Flamey imaginent des paysages à deviner plus qu’à comprendre, travaillant la pellicule en plasticiens, conscients de la fugacité de toute chose.
S’intéressant aux primitifs de la photographie et à la dimension vernaculaire du médium, Ian Dykmans tente de rétablir, par la grâce de ses expérimentations formelles, un lien rompu entre l’homme et la nature.
Joseph Charroy (plusieurs fois présenté dans L’Intervalle) construit quant à lui des images vacillantes, presque précaires, terriblement sensuelles.

Matthieu Marre et Marie Sordat ne craignent pas les secrets, leurs photographies invitent à la méditation, à l’arrêt, au silence de fond, de la même manière que les travaux d’Alexandre Christiaens s’élaborent dans une dimension d’ascèse essentielle. La psychologie est insuffisante, et nous sommes des aveugles qui quelquefois voyons.
Mais il y a aussi Cynthia Charpentreau, Vincent Mourion B. et Hélène Petite, qui sont autant de planètes désirables dans une constellation d’œuvres dont on perçoit comme un murmure la richesse des sous-conversations.

Domine ici la passion de voir et de questionner les ordres de visibilité, une pensée des pouvoirs de l’argentique considéré à la fois comme voile d’illusion et comme peau de douceur.
L’Abîme du Temps, Château du Karreveld, 1ere Biennale de la Photographie de Molenbeek-Saint-Jean (Belgique), du 22 mars au 14 avril 2019 – catalogue-zine éponyme disponible, graphisme (très réussi) Collin Hotermans, textes Arnaud Matagne et Ian Dykmans
Œuvres de Hélène Amouzou, Maria Baoli, Cynthia Charpentreau, Joseph Charroy, Alexandre Christiaens, Ian Dykmans, Gundi Falk, Jean-François Flamey, Bernd Kleinheisterkamp, Christine Lefebvre, Chantal Maes, Matthieu Marre, Vincent Mourlon B., Hélène Petite, Marie Sordat