Arrêter le temps, suspendre la mort, par Wright Morris, photographe

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Ed’s Place, Norfolk, Nebraska, 1947 © Estate of Wright Morris

« L’œil qui se délectait jadis du monde visible et s’efforçait parfois de l’accueillir, cherche-t-il aujourd’hui le réconfort et le trouve-t-il dans l’image photographique ? Le fait que nous voyions les « images » mieux que le monde autour de nous est à la fois l’un de nos points faibles et l’une de nos sources de création. » (W. Morris)

Ecrivain important de la littérature américaine, puisant ses sujets dans la ruralité du Midwest durant les années 1930, Wrigth Morris (1910-1998) est aussi un photographe de grande intensité, ayant cherché par des compositions nommées « photos-textes » à inventer un nouveau type d’écriture dans des livres ayant marqué l’histoire du genre et s’apparentant à des romans visuels, notamment les volumes The inhabitants (1946), et The Home Place (1948).

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Cabinets extérieurs, Nebraska, 1947 © Estate of Wright Morris

Nous sommes dans l’univers des grandes plaines du Midwest, dont Morris cherche à éterniser la présence, utilisant le médium photographique comme une façon de sauver de l’oubli un monde où les plus simples objets et les constructions les plus étiques sont pourtant abordés comme des totalités, des puissances autonomes, des fragments de vérité.

On peut bien sûr songer à Walker Evans, ou à Steinbeck pour l’obstination réaliste, et la volonté de témoigner, malgré son déclin, de la beauté d’une paysannerie ayant nourri et fécondé l’Amérique.

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Uncle Harry, The Home Place, Norfolk, Nebraska, 1947 © Estate of Wright Morris

La Grande Dépression est là, mais les mots et la photographie peuvent permettre d’aller au-delà du mal, de la misère, de la déréliction.

Domine dans L’essence du visible, l’ouvrage que lui consacrent les éditions Xavier Barral, à l’occasion d’une exposition éponyme à la Fondation Henri Cartier-Bresson, une impression de vie à la fois immédiate et blessée, comme si la cafetière était encore bouillante sur l’unique table du logis, mais qu’il avait fallu quitter les lieux sans délai.

Le vide permet le déploiement de la nature ordinaire des choses, qu’il s’agisse d’une roue de vélo isolée, d’une grange, d’outils agricoles, ou d’un peigne aux dents cassées.

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The Home Place, Norfolk, Nebraska, 1947 © Estate of Wright Morris

Ce serait ça l’Amérique, un summum de spectacle à venir dans un summum de vide advenu.

En exergue de son texte, Agnès Sire, directrice artistique de la Fondation HCB, cite Wright Morris, dont les éditions Barral publient parallèlement, pour la première fois en français, sous le titre Fragments de temps, les écrits théoriques concernant sa pensée de la photographie : « A force d’écrire, de faire l’effort de visualiser, je devins photographe, et à force de pratiquer la photographie, je devins un peu plus écrivain. »

Né dans le Nebraska, orphelin de mère quelques jours après sa naissance, Morris n’a jamais photographié que des absences, et le temps suspendu, se donnant pour mission d’enregistrer un pan entier de l’histoire de son pays, avant qu’il ne disparaisse.

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Tiroir de commode, Ed’s Place, Norfolk, Nebraska, 1947 © Estate of Wright Morris

Chaque image est une possibilité de fiction, comme si tout pouvait reprendre vie à n’importe quel moment, et qu’il fallait garder intacte l’apparence des choses pour le grand jour de la Parousie et de la résurrection des corps.

Chacun pourra aisément ressentir que chez Morris habiter et hanter ont la même étymologie.

La question de l’incarnation est ici omniprésente, comme si les objets en attente métaphorisaient le corps des humains qui les emploient.

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The Home Place, Norfolk, Nebraska, 1947 © Estate of Wright Morris / Courtesy Sam Stourdzé, Paris

« Je suis flatté de voir mes photographies comparées à celles d’Evans, précise-t-il dans un propos retrouvé par l’historienne de l’art Anne Bertrand, mais cette comparaison est erronée. […] Nous avons l’un et l’autre choisi la même chaise, mais pour des raisons nettement divergentes. Pour Evans, […] elle exprime la cruauté de l’environnement rural, son austère détachement de ce qui est imperceptiblement humain. Je ne mets pas en doute la justesse de cette impression. Mais pour mon œil et pour ma nature, le caractère poignant de ce manque est émouvant, attrayant. J’aime cette chaise. A défaut d’autres formes, et de plus expressives, je la considère comme une icône. »

On le comprend maintenant, Wright Morris cherche moins le visage – il n’y a quasiment aucun humain dans toute son œuvre – que la perception du sacré.

Le photographe-écrivain ne dénonce pas, mais offre des possibilités de contemplation, ainsi de méditation, ses natures mortes étant des surcroîts de vie.

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Silo à grain “Gano”, Kinsley, Kansas, 1940 © Estate of Wright Morris

Le Nebraska sous son regard devient l’asile de Dieu, un dieu de compassion et de rigueur, de douce sévérité et d’étonnement devant ce qu’il a lui-même créé.

Est-ce donc une photographie ou une arche, une banale aventure de papier sensible à la lumière ou la gloire modeste d’une entité supérieure ?

Le temps stratifié forme les cernes des arbres, qui sont peut-être aussi celles des hommes essayant de comprendre l’énigme de leur vie, et les lignes de leur destin.

Et Morris de citer dans Fragments de temps Alfred Stieglitz : « … J’ai réussi à voir une bonne partie du Nebraska, du Colorado et du Nouveau-Mexique, et d’une certaine manière il me semble que c’est là une de mes expériences les plus marquantes… Curieusement, depuis que je suis dans l’ouest, je regrette presque d’aller à Paris – ou en Europe. Je te le dis, on développe un respect et une admiration énormes et salutaires pour ces premiers colons – Mon Dieu, quels hommes et quelles femmes ils ont dû être ! »
La photographie est ainsi chez Morris aussi bien de connaissance, que de reconnaissance, et d’infinie gratitude.

« Ce que nous désirons tous, écrit-il, c’est un morceau de la Vraie Croix. »

A Rome, Athènes, Jérusalem, Paris, Vienne, Brest, ou dans le Nebraska.

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Wright Morris, L’essence du visible, textes de Agnès Sire et Anne Bertrand, Editions Xavier Barral, 2019, 240 pages – environ 160 photographies

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Wright Morris, Fragments de temps, Editions Xavier Barral, 2019, 192 pages – 22 photographies N & B

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The Home Place, Norfolk, Nebraska, 1947 © Estate of Wright Morris

Exposition  Wright Morris à la Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris – du 18 juin au 29 septembre 2019

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Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Assouline dit :

    Une très belle oeuvre que M.Morris nous laisse.

    J’aime

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