
« N’écrasez jamais une araignée, c’est peut-être Lon Chaney. »
Âmes primitives. Figures de film, de peluche et de papier de Philippe-Alain Michaud, philosophe, et historien de l’art, est un livre sur la transformation du corps en figure et son entrée dans la représentation, en cherchant les traces dans des matériaux extrêmement divers : la bande dessinée, le cinéma burlesque, les mythologies indiennes…

by native artists », 21st Annual Report of the Bureau of American Ethnology, Washington, Government
Printing Office, 1903, pl. LI.
Liée au deuil, la question de la représentation se fonde sur la disparition des corps devenues figures (âmes primitives).
Un film reproduit-il la vie ou en marque-t-il l’extinction ?
Les films sont-ils, comme le dit Franz Kafka à Gustav Janouch en mars 1920, « des volets de fer », l’écrivain tchèque considérant le cinéma non comme un regard, mais comme une prison du regard ?

Le monde se retire, désormais gouverné par des spectres, devenu un interminable spectacle d’ombres.
Lucrèce les appelait déjà des « simulacres », figures flottantes dont Aby Warburg a montré la présence et la métamorphose dans l’histoire de l’art (lire de Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’Image en mouvement, Macula, 1998).

Avec le cinéma et les techniques mécaniques de reproductibilité de l’image, la Maya s’est sûrement renforcée, peut-être parce que trop de vérité aveugle.
Dans une danse virevoltante de références (Le Tintoret, Hitchcock, Poe, Aristote, Platon, Nietzsche, Eisenstein, Mantegna, Rembrandt…), naviguant allègrement entre anthropologie (Lucien Lévy-Bruhl, Philippe Descola), littérature, philosophie et histoire de l’art, le conservateur chargé du département film du Centre Georges Pompidou étudie la tentation en art d’abolir la distance entre le spectacle et le spectateur, et de donner au fantasme un pouvoir démesuré – du chœur de la tragédie grecque au cinéma en relief et très contemporaines lunettes 3D.

Les clowns katchinas et clowns burlesques offrent dans le rire et la grimace le spectacle de la mort au travail, tentant d’en repousser par le processus du rite ou de la mise en scène les terribles sortilèges.
« Le corps burlesque, avance Michaud, comme le corps sadien, est un organisme privé d’âme et doué, par les effets de la représentation, d’une plasticité qui excède ou ignore la détermination physiologique et les règles de la vraisemblance qui en contrôlent l’exercice. »

James Agee écrit aussi superbement dans « La grande époque du burlesque » (in Sur le cinéma) : « Les goûts intimes et les espoirs secrets de ces pauvres hères à moitié débiles s’étalaient impitoyablement sur l’écran chaque fois qu’un poêle brûlant, un ventilateur électrique ou un bull-dog prenait en grippe leur habillement visible : caleçons atrocement compliqués, taillés, par une soirée solitaire, dans la dentelle poussiéreuse de quelque antique rideau ; ou des sous-vêtements masculins couverts de gros poils noirs. »
Après avoir retracé l’histoire du tarentisme – les morsures de la tarentule des Pouilles calmées par l’effet thérapeutique de la musique et de la danse -, Philippe-Alain Michaud, adepte du gai savoir, évoque la bonne fortune de l’ours Steiff, rappelant au passage cette anecdote attachée au nom de Théodore Roosevelt (ne pas oublier de la transmettre à Yannick Haenel) : « En 1902, le président Théodore Roosevelt, alors qu’il chassait aux confins de la Louisiane et du Mississippi, décida d’épargner un ourson que des rabatteurs avaient obligeamment attaché à portée de son fusil et aurait, dit-on, tel un nouveau Julien l’Hospitalier, prononcé ces paroles : « Si je tue cet ourson, je ne pourrai plus jamais regarder mes enfants en face. » »

Il y a chez l’esprit libre Michaud, qu’il analyse la triangulaire chat-souris-chien dans Krazy Kat de George Herriman (publié d’abord par le magnat William Randolph Hearst puis en France par Charlie Mensuel), ou le personnage de Little Nemo créé par Winstor McCay (utilisant la technique du montage moderne pour séquencer ses dessins), une volonté de situer sa pensée dans la fécondité de celle d’Aby Warburg, en observant le parcours d’une forme dans l’histoire des représentations : « Les katchinas, écrit-il ainsi, sont des poupées, dont on raconte aux enfants les histoires tour à tour épouvantables et risibles, mais ce sont aussi des représentations des défunts qui assurent la continuité entre les vivants et les morts. Elles sont les images qu’ont laissées les esprits avant de disparaître pour toujours, images qui s’animent périodiquement au cours de danses rituelles, sous l’apparence de masques portés par des danseurs. Les personnages de Herriman, figures semi-animales venues d’un univers souterrain, appartiennent, comme les katchinas, à la fois au monde de l’enfance et à l’univers des croyances funéraires. »
Pour comprendre la figure du lapin Oswald, Eisenstein, auteur d’un Walt Disney inachevé, est convoqué : « Par la méthode d’humanisation de l’animal, Disney atteint plastiquement et directement à l’incarnation de ce qui existe dans les croyances brésiliennes : les Indiens des peuplades Bororo estiment qu’ils sont en même temps ET des humains, ET des perroquets. »
Le cinéma est cette exposition des corps fantomatiques que nous frôlons dans la foule à chaque instant, mais que nous n’avons pas l’audace de penser comme tels.
La multiplication des zombies dans le cinéma contemporain alerte sur le devenir fantôme d’une humanité aimant tant le spectacle de sa propre disparition qu’elle souhaite probablement accélérer sa chute.
Philippe-Alain Michaud, Âmes primitives. Figures de film, de peluche et de papier, Editions Macula, 2019, 208 pages – 75 ill. couleur & n/b
