Kenneth White, nomade calédonien, cosmomaniaque, poète

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Il y a depuis 1822 Le Mémorial de Sainte-Hélène, récit écrit par Emmanuel de Las Cases à partir de conversations quotidiennes avec l’Empereur Napoléon Bonaparte lors de son exil sur la lointaine île anglaise.

Il y a maintenant, loin de la grandiloquence de l’Histoire, dans la nudité d’un lyrisme conscient de la force et de la fragilité de toutes choses, Mémorial de la terre océane du poète archipélagique Kenneth White, recueil qu’il considère comme son opus poeticum ultimum.

Est-ce donc le temps du grand poème testamentaire rassemblant les pensées sages d’une vie menée aux quatre vents ?

Peut-être, mais évidemment sans pathos, avec l’énergie d’une mémoire effervescente, nourrie de terre et de sable, d’écume et de cris de goélands.

Se mettre au travail au cœur de la tempête, dans la dépression venue du Nord, en convoquant Mnémosyne, de qui tout acte poétique procède.

Musique des sphères, inspiration de l’être, balancement encyclopédique des strophes, flèches du non-savoir.

Il pleut.

Dans l’auberge, entrent successivement Tristan Corbière, Pierre Mac Orlan, et le moine Bernard de Morlaix, mort à quarante ans au milieu du XIIe siècle.

« il avait pris plaisir / à l’idée d’apocalypse / grêle et glace / feu et vent / vagues furieuses parcourant l’océan / mais devant cette fenêtre paisible / la seule image qu’il avait en tête / était une baie silencieuse / et une pluie jaune dérivant au-dessus des sables. »

Nous vivons l’âge de la fin, c’est désespérant, et c’est aussi une joie de vérité.

Le phoque gris s’en moque, il est déjà mort des centaines de milliers de fois, doté d’une présence absolue.

Eloge du monde premier de la Bretagne costarmoricaine.

Poème Lettre à M. Whitehead : « Ici dans ce pays d’ombre et de lumière / aux longues obscurités et aux soudains éclairs / méditant sur une chose qui n’est pas une chose / qui a porté provisoirement une trilogie de noms / (« le vide », « l’ouvert », « la blancheur ») / et s’est située en plusieurs lieux // Là, dans un froissement de feuilles / dans le vol des oiseaux / dans les messages de la marée / dans le silence massif du roc / dans les fragiles fragments blanchis par les vagues / cela surgit, cela remplit l’espace / parfois des éclaircissements instantanés / parfois des gradations soutenues // année après année / dans cette atmosphère hyper-héraclitéenne / moins solaire, certes, que l’Ionie / mais dont le mouvement est d’autant plus émouvant // esquisses et contours d’un univers / codex aux annotations innombrables / commentaires et exégèses multiples // écoutant les muses d’Alba et d’Armorica / aux étranges cris / ouvrant toutes grandes les portes d’une atopie. »

Ici, tout est écriture et silence, absence et plénitude, vide et plein.

Kenneth White écrit du point de vue de « l’océan Mondial », fait d’îles et de courbes, d’eaux et de volcans.

Migration, traversée, geste, lignes de genèse, étranges lumières sont les mots du marcheur, armé de noms anciens et de solitude.

L’espace et le temps se confondent, nous sommes à l’époque des premières traces.

Brésil, mer Noire, Tibet, mer Rouge, Labrador, Gênes, Etna, la terre s’ouvre.

La végétation, la lumière, les zones de blancheur.

Ne pas être « professeur émérite de philosophie / dans une université anglaise », mais cette drôle de silhouette là-bas, qui s’enfonce dans la brume, ou le soleil.

Et Kenneth White le rastafarien de lancer son chant à l’univers : « Laisse de côté ta misère / n’oublie jamais les choses premières / Jah ! »

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Kenneth White, Mémorial de la terre océane, traduit de l’anglais par Marie-Claude White (édition bilingue) , Mercure de France, 2019, 204 pages

Editions Mercure de France

En Bretagne, terre de sorcellerie, les poètes ne manquent pas, ainsi l’excellent Paol Keineg se souvenant  dans Johnny Onion descend de son vélo de ses rencontres avec les derniers Johnny Onions du pays de Galles au début des années 1970.

L’exergue en est informatif : « De 1820 à la fin du vingtième siècle, des milliers d’hommes de la région de Roscoff ont sillonné à pied, à bicyclette, rues et routes de l’Angleterre, du pays de Galle et de l’Ecosse, pour y vendre au porte à porte et dans les pubs leurs oignons rosés. Bien accueillis par les populations, ils reçurent les noms de Johnny Onions ou Onion Johnnies, et en Bretagne on a tôt fait de les appeler « ar Johnniged » ou « les Johnnies ». Parfois accompagnés de leur femme et de leurs enfants, ils ont constitué une société à part, à cheval entre petite et grande Bretagne. »

Cette microsociété, l’auteur du fabuleux Hommes liges des talus en transe (Oswald, 1969) a entrepris de la chanter avec beaucoup de tendresse et d’ironie complice, en faisant de Johnny Onion un sujet générique.

Le voici pendu aux seins de Marilyn, le voici pédalant, le voici tenant dans ses mains le crâne d’un lapin en se posant des questions philosophiques (to be a rabbit or not a rabbit), le voici tournant en rond dans sa tête (ou dans un trou perdu), le voici écrivant, eh oui, à Gaston Chaissac.

« Il ne suffit pas de décrocher l’imperméable / et de foncer tête baissée / sous une pluie battante en marmonnant / des trucs comme : et si j’avais été une femme / dans une vie antérieure ? / Non, quand il court sous la pluie, / Johnny Onion perd complètement l’envie de mourir. / L’ennui, c’est que / bouleversé par la lecture d’Artaud / ou de Beckett, ses pensées / ne peuvent faire le bonheur de tous. / Il faudrait pourtant. »

Avec le temps, Paol Keineg s’est rapproché des insectes, des végétaux les plus simples, de la mouche, du trèfle, et de la chaîne de vélo.

« Le monde est une chaîne de vélo / qui saute / quand on est à la peine dans la côte / et que la pluie / pénètre par la bouche grande ouverte. »

Paol Keineg est un Johnny Onion, il aime le franchissement des frontières, les chiens sales, le ciel étoilé, Dalida et le lichen.

Et voici un vers qu’aurait pu écrire Kenneth White : « Johnny est resté sensible à la liberté des couleurs / quand elles tournent le dos aux données historiques. »

On organise une rencontre ?

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Paol Keineg, Johnny Onion descend de son vélo, dessins de Sébastien Danguy des Déserts, Les Hauts-Fonds, 2019, 98 pages

Autre tonalité avec Le Squelette exhaustif d’Alice Massénat, qui va à l’os, au tranchant, à la pourriture.

Son texte est une longue lame de rasoir, un cri de hargne, un croc de boucher, une pluie de mots acides.

« Un dimanche parmi d’autres / la vulve au guépard de cette lyre / et de cette non-entente d’un crâne de barbelés / en exégèse de mes pavés purulents »

L’amour est un pal qui déchire et fait jouir.

« Je te signerai ce napalm qui me toise / et sans plus de préhension qu’un désœuvrement de loutre / je happerai le Croque-flamme / s’esclaffant tout de go / au miroir de nos écarts»

Alice Massénat écrit une poésie cyclone, « hallebarde et foutredieu ».

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Alice Massénat, Le Squelette exhaustif, préface de Jacques Josse, illustrations de Guillaule Guintrand, Les Hauts- Fonds, 2019, 104 pages

Site Les Hauts-Fonds

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Se procurer Mémorial de la terre océane

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