Politique et amitié, Panaït Istrati-Romain Rolland, une correspondance

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On peut s’effrayer quelquefois de la grosseur des volumes des correspondances, 700 pages pour les lettres inédites (1804-1828) de François de Chateaubriand à Delphine de Custine et Claire Duras (Gallimard, 2017), 1950 pages pour la Correspondance 1854-1898 de Stéphane Mallarmé (Gallimard, 2019).

Pourtant, la perspective de s’approcher de la matière même des écrivains (la vie, les rêves, les hantises, les ambitions, les échecs, les émotions) est hautement désirable.

Paraissent aujourd’hui les lettres que Panaït Istrati et Romain Rolland se sont échangées entre 1919 et 1935, témoignant notamment des espoirs et désillusions de la révolution bolchevique, sur fond d’amitié absolue, puis blessée.

Daniel Lérault et Jean Rivière les présentent ainsi : « La Correspondance Panaït Istrati-Romain Roland est riche par ses révélations : sur leur rencontre, les relations tissées, leur itinéraire tant spirituel, idéologique et politique, leurs choix respectifs parfois communs, mais aussi différents, voire divergents. Sa lecture suscite bien des réactions : les confidences intimes dues à une confiance réciproque, d’une simplicité dénuée de pose et d’affectation, sont émouvantes. Les actes et les écrits courageux n’y manquent pas en des temps de conformismes spontanés ou stipendiés. Les contradictions dans l’action et dans les sentiments n’en sont pas absentes. On est donc fondé à voir dans cette correspondance une Politique de l’Esprit, une Politique de l’Amitié, une conception du Politique avec ses « impératifs catégoriques » longtemps partagés par les deux hommes. S’y ajoutent une Politique de l’Ecrivain, exigeante : être responsable, témoins et acteurs, un refus des compromissions désignées par Rolland comme « la Foire sur la place ». »

La vie est un roman, mais, à partir d’un certain âge, qui en doute encore ?

Tous deux sont guidés par un esprit d’absolu, « l’idéal de l’amélioration sociale » (Istrati), contre le matérialisme, le capitalisme, la guerre, et pensent trouver dans la révolution soviétique une voie de salut.

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Panaït Istrati (1884-1935), qui engage en 1919 l’échange, trouve probablement en Romain Rolland (1866-1944) un père : « Je suis un ouvrier, écrit-il, un peintre en bâtiment, né à l’endroit où le Danube forme un coude pour se séparer en trois bras et se jeter dans la mer Noire. (…) Et voilà, Monsieur, 25 ans que je fouille la vie, le monde et la pensée, consciemment et inconsciemment, brûlé par une flame [sic] qui déchire mes entrailles, qui me fait courir comme un possédé et qui m’a fait sacrifier tout, tout ce qu’un homme peut désirer à son bonheur : famille, situation, honneur, tranquillité. »

Partir, vivre dans l’urgence, lire toutes les nuits, flâner, apprendre le français dans le Télémaque de Fénelon, exercer cent métiers, se mettre au piano, vivre partout, dans la misère, en héros, sans que personne ne le sache, souffrir dans son corps et son âme, quitter les rives de l’espoir : « Mais ma foi est complètement perdue. C’est là le danger. C’est elle qui m’a nourri et m’a soutenu. J’ai toujours cru que le monde n’est pas comme il est, et qu’il peut être autrement. »

Plus loin : « Océan orageux d’égoïsme et de banalité, avec quelques phares perdus dans des îles minuscules contre lesquelles s’acharnent les vagues de la sottise et les ténèbres de l’inconscience, gênées par la lumière – voici ce que le monde me paraît ! »

Impressionné par la verve de ce Roumain exceptionnel faisant songer à Gorki (Istrati le rencontrera par la suite en URSS), Romain Rolland se décide, deux ans après sa première lettre, à lui répondre, à l’encourager, à le sauver.

L’auteur de Jean-Christophe, prix Nobel de littérature en 1915, lui écrit, le Vendredi Saint 1921 : « Mais d’autre part, je crois qu’il y a dans tous les hommes une parcelle de divin. Je l’ai souvent retrouvée même dans les yeux et dans les expressions des bêtes. – Je ne suis pas un aristocrate de l’esprit. Peut-être que je le suis encore moins que vous. Car je reconnais en tous « la même matière supérieure », comme vous dites, – (à différents degrés). Et c’est en elle que je fraternise avec tous. »

Istrati lui envoie des lettres-fleuves, narrant sa picaresque vie de peines.

Le maître, toujours en retard, courant après le temps : « En tout cas, vous pouvez avoir confiance. Votre vocation d’artiste est évidente. – Et en quelque langue que ce soit, vous seriez – vous êtes un écrivain. »

Istrati (22 décembre 1921) : « A qui attribuez-vous la mission de rendre le monde meilleur sinon à l’artiste ? Ou peut-être l’artiste n’est qu’un fabricant d’émotions ? »

Rolland (27 décembre 1921) : « Vous êtes un passionné Istrati. C’est votre essence. Vous exigez de la vie, vous exigez de l’amour, vous exigez de l’amitié… » Puis : « Vous ne me voyez, pas du tout, comme je suis. Tantôt vous m’exaltez, en me faisant à l’image de votre idéal. Tantôt vous me voyez vide et vidé. – Je suis un vieil homme de 56 ans, plus vieux que mon âge, par ma mauvaise santé (je viens d’être encore gravement malade depuis septembre, et je ne suis pas tout à fait rétabli) ; j’ai livré depuis l’enfance, une lutte sans relâche contre le monde et contre mon propre corps souffrant, atteint de bonne heure par la maladie, à qui j’ai imposé un labeur forcené – qui, au reste, l’a seul soutenu et sauvé. »

Et, le 18 janvier 1922 : « Vous vous trompez sur mon compte comme sur celui de tant d’autres. Je sais le prix des affections sincères ; mais je ne cherche pas les affections (« tempi passati »…) je cherche les œuvres. Je n’attends pas de vous des lettres exaltées, j’attends de vous des œuvres. Nous sommes faits pour œuvrer. Réaliser l’œuvre, plus durable que vous, plus essentielle que vous, dont vous êtes la gousse. Le reste, comme dit Shakespeare (qui a donné l’exemple), – le reste est silence… »

Rolland l’aidera à publier ses romans, Kyra Kyralina (1923), Oncle Anghel (1924), Présentation des haïdoucs (1925), et Domnitza de Snagov (1926), qui constituent le cycle des Récits d’Adrien Zograffi.

Istrati part, avec l’écrivain grec Nikos Kazantzakis , à Kiev et Moscou en 1927, puis se rend de nouveau en URSS d’avril 1928 à avril 1929, découvrant la réalité de la dictature stalinienne, écrivant à son retour avec Boris Souvarine et Victor Serge Vers l’autre flamme, confession pour vaincus, dénonciation de l’arbitraire du régime soviétique, sept ans avant Retour d’URSS d’André Gide et Mea Culpa de Louis-Ferdinand Céline (lire le dernier numéro des Cahiers des éditions Tinbad, qui republient ce texte majeur en intégralité).

Dans une lettre datée du 4 décembre 1928, écrite d’Abkhazie, l’écrivain d’origine roumaine, dont beaucoup attendent en France le compte-rendu, déclare avec tristesse et violence : « Il y a dans le Parti, des hommes indignes de leur place et qui font tout pour s’y maintenir. (…) Il y a, pour l’ouvrier du Parti, la peur de critiquer ces hommes-là, la peur de perdre son gagne-pain et même de se voir emprisonner. (…) Il y a des hauts-fonctionnaires communistes qui se plaisent à mener une vie qui offense la dure existence de l’ouvrier. (…) Il y a une espèce de soi-disant « écrivain-prolétarien » qui n’est rien moins qu’un parasite, vivant sur le dos de la classe ouvrière. (…) Il y a enfin une inhumaine persécution des membres de l’opposition, qu’il faut tenir à l’écart, c’est entendu, mais qu’il ne faut pas pousser à la folie et au suicide. »

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Le communisme n’est pas dénoncé en tant que tel, mais les ravages du bureaucratisme et de la corruption morale des dirigeants.

Ne découvrant Moscou et ses alentours qu’en 1935, dans un voyage très encadré, Romain Rolland lui répond le 29 mai 1929, lui conseillant en outre de ne pas publier ses critiques, qui nuiront selon lui davantage au peuple russe qu’au régime en place : « Celui qui est en haut foule celui qui est en bas. – Je veux bien que la roue m’écrase ; mais je ne ferai jamais partie de la roue, pas plus des rais du bas que des rais du haut. »

Le 7 octobre 1929, Romain Rolland, indulgent pour un pays attaqué de toutes parts et symbolisant à ses yeux, quoi qu’il en coûte, la marche vers l’égalité et la justice, se désole : « Je viens de lire votre article de la N.R.F. – Il me consterne. Rien de ce qui a été écrit depuis dix ans contre la Russie par ses pires ennemis, ne lui a fait tant de mal que ne lui en feront vos pages. »

Istrati : « Toute la terre me paraît livré au monstre de la réaction humaine. »

Calomnié par nombre de ses anciens amis, l’écrivain tombera dans l’oubli pendant plusieurs décennies.

C’est le sort, quelquefois, souvent, des visionnaires.

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Panaït Istrati-Romain Rolland, Correspondance 1919-1935, édition établie, présentée et annotée par Daniel Lérault et Jean Rière, Gallimard, 2019, 652 pages

Site Gallimard

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2 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. Barbara Polla dit :

    Votre blog est une source quotidienne d’émerveillemennt
    Encore !

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