
Les livres de Michel Mazzoni sont toujours des surprises formelles, non pour le plaisir de l’exploit graphique, mais parce que rendre compte du visible, ténu et fuyant, nécessite d’inventer des dispositifs de capture et de monstration inédits.
Après sa très belle exposition de printemps au Botanique de Bruxelles, Other Things Visible, le revoici en grand format avec DUMITRU, en lettres capitales sur fond gris tourmenté, réseau de veinules sur papier montrant sa trame de grillage.

Impression immédiate de décalque de décalque, d’absence, de fantômes et de hantise, notamment du passé, cette tourmente de l’Histoire.
DUMITRU se déplie, se déploie, se disloque, se multiplie.
En son centre, sur un carton rouge un peu plus grand que le reste du livre, un poème de Ghérasim Luca doublé de visages apparaissant/disparaissant dans un oculus – que voit-on ? Que comprend-on ? Qu’imagine-t-on ? D’abord que toute présence est de l’ordre d’une effraction, d’un trou de jouissance dans le néant.


L’œil écoute et épie, scrute et se gave de lumière – inactinique s’il le faut.
Extrait de La paupière philosophale : « Peau fine / paupière finale / fœtale / fatale / philosophale »

Ici, l’envers est un endroit, et les pas sont réversibles.
L’impression générale est celle d’un newspaper expérimental construit à partir d’un montage d’archives, rappelant les heures sombres de la dictature du couple Ceaucescu en Roumanie (1974/1989), le règne de la terreur au quotidien, et la folie d’un peuple tentant de rompre le maléfice par le verbe libéré (Luca) ou le corps laissant éclater violemment ses pulsions, notamment sexuelles.

Hommage posthume à Dumitru Bedeleu, qui avait précieusement conservé les documents servant de matériau plastique à Michel Mazzoni, DUMITRU est un labyrinthe visuel hanté par un minotaure au sourire d’acier.
Des structures de béton, des rideaux, des plaques de noir occupant les images comme autant de tombeaux.
La vie se devine derrière les chapes de silence.


L’hôtel Balkan est bien entendu bourré de micros, posés par des petits êtres gris déguisés en plombiers.
Il y a l’évidence des formes et des matières, mais aussi l’évidence de la censure, de la menace, de la pollution des espaces communs et privés.
Le génie du socialisme abat calmement ses opposants dans les parkings de la Securitate.

La science est une extension du mal dans ce pays où le ventre des femmes fécondées par le régime est une fabrique d’esclaves et de malheur.
Ambiance de cigarette froide dans des dancings déserts.
Ambiance d’écoles produisant des cadavres à la chaîne.


Ambiance de plantes absurdes veillant tels des soldats étiques dans les corridors du pouvoir.
Grandes orgues des discours officiels.
Grandes orgues des téléscripteurs.
Grandes orgues des bandes magnétiques et des barrages hydrauliques contenant les eaux de la discorde.

Découpant ses pages dans le livre d’une Histoire infernale, Michel Mazzoni recompose des fragments damnés pour les retourner en puissance d’imaginaire et de liberté.
Michel Mazzoni, DUMITRU, ALT Edition & MER Paper Kunsthalle Ghent, 2019, 60 pages – 150 exemplaires