Et si la vie était un choix entre brume et brouillard, légèreté et opacité, délicatesse et inconnaissable, rêverie et effroi ?
Dans son Petit éloge des brumes, texte inédit de Corinne Atlan publié directement en collection Folio, l’auteure du très beau Un automne à Kyôto (Albin Michel, 2006) évoque quelques moments déterminants de sa vie au prisme du monde flottant et de l’hospitalité des fantômes.
Incipit : « Le mot « brume », qui vient du latin brevissima, a d’abord désigné le solstice d’hiver, la journée la plus courte de l’année, puis par extension la période hivernale tout entière. Plus tard, le mot a signifié « brouillard de mer », ensuite « brouillard léger » sur la terre. Aujourd’hui, seule la distance de visibilité sépare la brume du brouillard : au-delà de mille mètres, on parlera de brume, et en deçà de brouillard. »
Livre guidé par le goût du flou, du vague, et du génie des nuages baudelairiens, Petit éloge des brumes interroge le mystère d’une destinée happée par le continent asiatique, notamment le Japon : « je me suis intéressée très jeune à un pays où la brume, les phénomènes évanescents, l’ombre et les rêves sont rois, et où pourtant les trains partent et arrivent à l’heure. »
Et voici une petite fille préférant les légendes bruineuses de Normandie au strict ordre familial, la lecture solitaire de Goethe, des sœurs Brontë et de Verlaine aux joies du crime commis en commun.
Comme chez Léonard de Vinci, l’écriture sera attentive au flou, à la brume, et d’une précision porteuse de curiosité envers l’organisation du vivant.
« De dix-sept ans à vingt ans, je me suis inventé d’autres racines. J’ai tout recommencé de zéro, me conditionnant d’une manière entièrement nouvelle, apprenant à lire et à écrire avec le système idéographique, à parler dans une autre langue qui témoignait d’un rapport au monde et d’une histoire dont j’ignorais tout jusque-là, me nourrissant presque exclusivement de littérature, de peinture et de cinéma japonais. Un beau jour, enfin, je suis partie. Traversant la Sibérie en train puis arrivant par bateau dans le port de Yokohama, j’ai entamé un long voyage dont je ne suis d’une certaine façon jamais revenue. »
Dans les années 1980, Corinne Atlan enseigne le français au Népal – son livre est aussi un éloge de ce pays propice à l’exploration des espaces du dedans (Bouvier), mais aussi un exercice d’admiration envers les montagnes nimbées de brumes et les vertus de la marche -, tout en continuant à lire en japonais, « sans imaginer encore que je deviendrais traductrice quelques années plus tard », notamment de Haruki Murakami.
Trouver son axe et s’y tenir, mais aussi errer méthodiquement sans craindre la mélancolie peuvent être des principes de vie comme d’écriture, entre joie des racines et ivresse des déracinements, majesté d’arbres centenaires et archipels de gouttelettes en suspension.
« Comment nier que nous sommes profondément reliés à toutes les formes de nébuleuses ? C’est sans doute dans l’état cotonneux où nous plonge le désir, ce brouillard blanc qui infuse nos veines, voile nos yeux, brouille nous yeux, brouille notre esprit et fait sourdre de nos corps des substances humides et laiteuses, que se « liquéfient » le plus littéralement les barrières qui nous séparent du monde. »
L’être est poreux, ouvert de toutes parts, pulsation d’autres.
D’ermitages en ermitages, entre Occident – avec Le Corrège, Claude Monet, Alain Resnais – et Orient – Yûsho Kaisho, Ango Sakeguchi, Yukio Mishima -, Corinne Atlan fait de la poétique du nuage, à l’instar de l’architecture de de Junya Ishigami œuvrant pour la paix ou des « sculptures de brouillard » de Fujiko Nakaya, un point de conciliation entre les extrêmes.
L’un des plus beaux symboles en est le musée souterrain de Tadao Ando conçu sur l’île de Naoshima « pour servir d’écrin à une toile de Monet de six mètres sur deux, de la série des Nymphéas, entourée de quatre autres plus petites. »
Le béton, la peinture, les nuages, et la fécondité du vide.
« Nous qui pensons être faits de matière solide, conclut Corinne Atlan dans son petit livre conçu comme une invitation au voyage et au retournement du regard, sommes traversés depuis notre venue au monde par une multitude de paroles, lectures, images, rencontres, influences et expériences qui nous fondent. Nous sommes en réalité de la même pâte malléable que les nuages et les brumes. »
On trouvera en annexe quelques propositions, « pour aller plus loin » dans la métaphysique des brumes, de « lectures brumeuses », « lectures brouillardeuses » et «films brumeux ».
Dans un livre d’une grande et belle clarté.
Corinne Atlan, Petit éloge des brumes, Folio 2eu, 2019, 120 pages