
Mannequin et photographe de mode, Sarah Moon est une artiste ayant développé un travail personnel remarquable, travaillant généralement au Polaroïd noir et blanc.
Son dernier livre, publié chez Louis Vuitton dans la collection Fashion Eye, s’intitule Orient Express, hommage à une aventure ferroviaire symbolisant le raffinement et l’audace, voyage à travers l’Europe ayant généré de nombreux fantasmes.

Orient Express est un ouvrage très noir, très expressionniste, empruntant essentiellement ses codes à ceux du cinéma allemand des années 1920 et aux recherches formelles des avant-gardes du début du siècle des totalitarismes.
Son livre est une rencontre entre images fixes et mouvement, opérant un brouillage très troublant des repères temporels, comme s’il s’agissait d’un long rêve éveillé n’ayant ni début, ni fin.
Des lignes de rails se coupant, des paysages blancs, des ciels, des précipices, des wagons luxueux font de chaque page un instant d’écriture poursuivant une même phrase interrogative et muette.

Sarah Moon, loin de toute nostalgie, montre la puissance d’une entreprise ayant nécessité des trésors d’intelligence et d’organisation pour faire advenir, contre les intempéries et les divers obstacles d’une nature indomptée, la possibilité d’un telle équipée.
Orient Express est ainsi un livre extrêmement méditatif, très graphique, dont les images possédant une force visuelle considérable sont parfois à la limite de l’effacement, de l’évanouissement.
Aucun jeu de funambulisme ici, mais un questionnement profond sur ce qu’a pu faire et défaire la civilisation.
Car Orient Express est hanté par l’histoire du XXème siècle, et l’industrialisation de la mort.

Il est impossible de le voir sans penser à la politique d’extermination nazie, et à l’emploi des trains dans la logistique de la Solution finale.
La beauté de l’Orient-Express, sa réalité d’élégance extrême, est ainsi l’exact envers d’un cauchemar européen n’en finissant pas de se prolonger çà et là, structurellement.
Dans le train de Sarah Moon, une femme écrit. Ce pourrait être Virginia Woolf, la conscience même d’un continent ambigu, ou simplement l’allégorie de la fiction se déroulant devant nous.
La texture des images est celle d’une vapeur épaisse rappelant Claude Monet à la gare Saint-Lazare, ou le travail de Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma, associant en une même continuité de stupeur les Frères Lumières et Dziga Vertov, le cinéma muet et le Renoir de La Bête humaine, Sergueï Eisenstein et Alain Resnais.
Orient Express est un livre de fantômes et de décalages de plans, laissant advenir l’outrenoir d’un hors-champ aussi beau et fascinant que monstrueux.
C’est peut-être l’ouvrage le plus grave de Sarah Moon, le plus inquiet, et le plus abouti formellement, en ce qu’il donne à voir ensemble la présence et l’absence, la réalité électrique de notre présent et les sombres nuages du passé.
Il a neigé, le froid a gagné tout l’espace.

Passage d’un train mythique dans les solitudes glacées du temps arrêté.
Au cœur des Balkans, entre Venise et Constantinople, reposent depuis 1914 les lignes de notre destin, tel un caténaire effondré.
Sarah Moon, Orient Express, texte Anne Maurel, Louis Vuitton Editions, 2019