L’illusion comme liberté, par Jean Baudrillard, philosophe

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« Il y a un moment où on ne trouve même plus le désert. »

Philosophe hérétique, sociologue cathare, « paysan du Danube » rétif à la culture dominante obligatoire vécue comme ethnocide, Jean Baudrillard est aujourd’hui trop peu lu, étudié, écouté, peut-être parce que son analyse concernant le « meurtre de la réalité » est devenue une évidence pour la gent intellectuelle patentée, qu’il agaçait souvent, et que les simulacres ont partout triomphé dans leur devenir-monde sans reste.

« Un jour, tout sera culturalisé, tout objet sera soi-disant un objet esthétique et plus rien ne sera objet esthétique… »

La publication au PUF, dans la collection Perspectives critiques dirigée par Laurent de Sutter, de quarante ans d’entretiens (1968-2008), est une chance de renouer avec la pensée d’un auteur à la fois très contemporain dans sa relation aux phénomènes des époques qu’il traverse, proposant par exemple d’annuler la totalité des insignifiantes années 1990, et devenu parfaitement indifférent à la moraline de l’engagement, à la façon d’un ironiste froid épris de pataphysique.

« Je n’arrive pas à avoir le projet d’habiter. Je ne me sens pas responsable de l’environnement. »

Ses avancées conceptuelles doivent être avant tout comprises comme des hypothèses, des risques, des jeux ultra-logiques, des sillons possibles, des écarts, plutôt que comme des grilles parfaitement ajustables aux situations décrites.

Jean Baudrillard est bien plus un penseur au travail, qu’un fabricateur de vérité professorale.

Il faut prendre ses œuvres majeures, notamment Le système des objets (1968), La Société de consommation (1970), L’Echange symbolique et la mort (1976), De la séduction (1979), Amérique (1986), les quatre volumes de Cool Memories (1980-2000) et La Transparence du mal (1990), La guerre du Golfe n’a pas eu lieu (1991), non comme de simples continuités thématiques, mais comme des opérations intellectuelles de grande ampleur, s’élaborant à la limite de la fiction et du secret.

Il y a chez lui une stratégie de déterritorialisation par rapport au microcosme universitaire français, un voyage passionnant à la jonction de l’apparaître (ainsi usait-il de la photographie comme capteur d’objets) et de la disparition (cette néantisation infinie que nous ne cessons de vivre à chaque instant).

La puissance de la technique a cherché à vaincre le monde comme illusion par la fabrication et la simulation, produisant des myriades de signes vides – communiquant dans le clonage et l’autoréférence – créant une sorte de bulle évacuant toute idée d’altérité.

Les positions de Baudrillard concernant l’islamisme radical ou le terrorisme ont pu choquer les bienpensants, mais il s’agit de comprendre qu’ils sont la sécrétion et les accidents – Paul Virilio est un ami – de la forclusion de l’absolument autre par la bêtise assassine d’une logique sans maître refusant tout dehors.

Il y a chez le penseur de l’hypermodernité un vitalisme post-nietzschéen, un au-delà du bien et du mal désormais entièrement réalisé, conduisant à une joie un peu bouffonne, très supérieure aux noblesses supposées de la dépression lucide et du destin négatif.

La synthèse n’est plus possible.

Restent des cristallisations fragiles, des fragments, des errances, des lignes de force et de fuite, des formes cinétiques, des routes californiennes ne menant nulle part, et des singularités insistant dans leur présence et leurs passions folles, plutôt que des sujets imbus de leur pleine autonomie et de leur sage mesure scolaire.

Jean Baudrillard, c’est la radicalité contre l’ennui interminable, la poésie de la situation contre les fades situations poétiques, un état sauvage de la pensée contre l’accoutumance à la banalité, un corps et une voix s’élaborant héroïquement depuis le virtuel contre l’ultradéréalisation qui les annule, une séduction violente contre une aliénation doucereuse.

« Tout le monde fait semblant, quand même, de consommer, parce que, sinon, c’est la panique ; mais, profondément, tout ceci n’a plus de crédibilité. C’est ce qui fait qu’un jour ou l’autre, tout d’un coup, tout s’effondre. »

Prendre acte que les murs tombent aussi d’eux-mêmes.

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Jean Baudrillard, Entretiens 1968-2008, préface de Laurent de Sutter, PUF, 2019, 430 pages

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