
J’entends le mot voyage, j’ouvre un volume de Nicolas Bouvier.
Je tire de la bibliothèque le très beau Le dehors et le dedans, son unique recueil de poésie.
J’ouvre au hasard : « Un peu de gris, un peu de pluie / et c’en est déjà presque trop / il faut chanter si bas pour t’endormir / Circé au bord des larmes »
J’entends le mot voyage et je pense immédiatement au couple Bernard Plossu – Françoise Nuñez, à son voyage mexicain, à leur vie en Andalousie, à leur belle entente traversant les continents (îles méditerranéennes, Afrique, Inde, Japon).

S’il ne fallait, parmi tant d’autres, qu’une bonne raison de se rendre aujourd’hui au Mucem (Marseille) pour l’exposition Voyage Voyages, le nom de ces deux-là vaudrait motif immédiat de départ.
Dans une section intitulée Sur la route, non loin du géant Ed Rusha, il y a quelques Plossu remarquables, connus ou moins : Maroc (1975), île de Nisyros, Dodécanèse (1997), Sur la route d’Acapulco, Mexique (1966), Egypte (1977), USA, Oklahoma (1983), Cabo de Gata, Andalousie, Espagne (1989)

Efficacité du format 24×30, vision directe, énergie, concentration des lignes.
Le soleil et le vent et la pluie.
Etre rincé, épuisé, exténué. Trinquer, ne pas revenir indemne, être heureux, happé, jeté dans la géométrie du monde, dans la vie des bords de route, dans l’en-allée et le bruit neuf.




Même combat gagné d’avance, même sensation de désert et de vie à profusion dans une série éthiopienne de quatre images de Françoise Nuñez.
Le noir et blanc n’est jamais ici une nostalgie, mais un éloge de ce qui est, un respect, parce que la rencontre du monde impose beaucoup de pudeur, beaucoup de classe, et de se tenir intérieurement.
Bien sûr, il y a d’autres sections dans cette vaste exposition (catalogue chez Hazan). Il faut déambuler, s’égarer, piocher, ne surtout pas être scolaire, tenir à fond sur son désir, et adorer Max Ernst photographié tel un chef indien par Lee Miller en Arizona en 1946 dans un paysage fordien.

Les surréalistes triomphent (Victor Brauner, Wilfredo Lam, André Masson), parce qu’ils sont libres, connaissent la puissance du destin, et ne craignent pas de s’égarer.
Matisse est photographié à Tahiti en 1930 par Friedrich Wilhem Murnau, il a le don de la voyance.
Comme le regretté Theodoros Angelopoulos, dont est présenté un photogramme de Eleni, la Terre qui pleure (2004).

Voyage Voyages est une exposition très cohérente (du goût de l’autre et de l’ailleurs à l’exil), où l’on ne doit pas craindre de choisir son propre parcours, en prélevant un Martin Parr (Italy, Venice, 2015), un Paul Klee, un Paul Gauguin – Te Atua (Les Dieux), 1893-1894.
De la lumière, des formes, des compositions, des rythmes, des raisons de vivre et d’espérer.
« Tu triches, tu aimes encore ta vie / voilà trop longtemps qu’on se connaît les deux / dit la goutte de vin / sur le menton qui tremble » (Nicolas Bouvier, Genève, mars 1976)
Voyage Voyages, catalogue de l’exposition éponyme au Mucem, textes de Christine Poullain, Pierre-Nicolas Bounakoff, Jean-François Chougnet, Dominique Dupuis-Labbé, Guillaume Theulière, Sylvain Venayre, Hazan, 2020, 160 pages
Exposition (Marseille) du 21 janvier au 4 mai 2020