
Comment se constitue une mémoire familiale ? Quelle en est la part de fiction ? Ne peut-elle être qu’essentiellement collective ?
Partie à la recherche d’un oncle inconnu au Japon, la chercheuse Julie-Marie Duro a élaboré peu à peu une démarche mêlant documents très concrets et imaginaire, s’attachant de façon heuristique à photographier à la façon d’un détective privé des bâtiments, des paysages, des traces, tout en y associant des mails, des productions écrites.
Looking for my japanese family, ouvrage autoédité, est un livre hanté, par une absence, par des non-dits, par l’histoire de la photographie, par un pays.
Mais la part la plus passionnante de l’enquête de Julie-Marie Duro consiste en la prise en compte de ses rêves, de ses intuitions, et des ressources inattendues de la psyché.
On décourvrira ici que Looking for my japanese family est plus qu’un ensemble de pages évoquant un mystère mais un chemin existentiel, une matière vivante produisant des actes décisifs.

Votre livre autoédité Looking for my japanese family fait partie d’une recherche que vous menez à l’Université de Liège sous la forme d’une thèse concernant la mémoire familiale. Comment insérez-vous cet ouvrage dans l’économie générale de votre travail ?
Lorsque j’ai commencé ce projet, il n’était nullement question de faire un travail conceptuel. Je suis partie chercher mon oncle et je voulais simplement documenter ma quête. Mais au fur et à mesure que mon projet avançait, j’étais confrontée à des questionnements conceptuels que j’ai eu envie de résoudre, comme le rôle de la fiction dans la narration familiale. Le livre est la matérialisation plastique de ce terrain de recherche et d’expérimentation où vie quotidienne et pratique artistique sont également interconnectées.

D’où vous vient l’amour du Japon ? De quelles coordonnées affectives et intellectuelles procède-t-il ?
L’amour du Japon me vient de ma mère. Mais au départ, c’est mon grand-père qui le lui a transmis. Au-delà, je ne sais pas. En ce qui me concerne, je n’ai pas toujours aimé ce pays. Les premières fois, on ne peut vraiment pas dire que cela ait été le coup de foudre. Que du contraire. Ce n’est donc pas par amour de ce pays que j’ai réalisé ce projet. Le Japon y est accidentel. Par contre, je pense que je peux dire que c’est grâce à ce projet que petit à petit, à force d’y marcher, j’ai appris à m’y sentir à l’aise. Depuis quelques mois, j’ai décidé d’y vivre, et c’est encore un tout nouvel apprentissage.

Votre recherche sur les origines – un oncle inconnu, fruit d’une union clandestine entre un Européen et une Japonaise – mène-t-elle à une interrogation sur la mémoire comme reconstruction et fiction ?
Oui. Au départ, ma recherche est née de l’envie de chercher ce membre de ma famille, dont je ne connais toujours rien si ce n’est son existence. Mon premier élan était relativement naïf et orienté vers le futur : j’avais envie de le rencontrer. Point. Et si j’avais trouvé rapidement des pistes me permettant de le trouver, je n’aurais probablement jamais orienté mon regard vers le passé. Je ne m’intéresse pas à la mémoire pour ce qu’elle est en soi, mais pour ce qu’elle meut et rend possible. Du coup, pour moi, ce n’était pas vraiment une recherche sur les origines même si progressivement mes pérégrinations infructueuses m’y ont conduite. De la même manière, j’en suis arrivée à questionner et à combler les manques par des rêves, des supputations et de la fiction tout simplement parce que je manquais d’informations. Dans cette quête, on pourrait presque dire que ce sont les échecs qui ont guidé mes pas et, petit à petit, effectivement la fiction est venue en aide à la mémoire dont les souvenirs étaient défaillants.

Quels pans de mémoire recueillent vos précédentes séries, Blue Hydrangea et Manteau anthracite ?
Ces deux projets questionnent la mémoire de manière plus frontale.
Avec Le Manteau Anthracite, que j’ai réalisé avec Renaud Grigoletto, nous avions envie de questionner ce qui reste aujourd’hui du passé minier en Wallonie. La mine a toujours fait partie de nos vies, de par les membres de nos familles qui y ont travaillé, mais aussi tout simplement de par les paysages qui nous ont accompagnés depuis notre enfance. Le Manteau Anthracite questionne la mémoire collective d’une région à travers les récits individuels que nous avons collectés.
Je dirais que Blue Hydrangea interroge un pan de mémoire qui est à la fois plus intime et plus universel. J’avais envie de photographier ma grand-mère chaque semaine dans ce même fauteuil dont elle ne sortait presque plus et d’enregistrer nos conversations pour garder une trace de l’évolution de ses récits. Malheureusement, elle a dû être hospitalisée et sa fragile mémoire est devenue de plus en plus évanescente. J’ai alors continué à photographier simultanément ma grand-mère à l’hôpital puis dans l’institution où elle habite désormais, et sa maison à mesure qu’on l’a vidée. La maison qui se vide devient alors métaphore d’une mémoire privée de souvenirs.

La rencontre entre mémoire individuelle et mémoire collective fait-elle partie de votre projet visuel et d’écriture ?
Je pense que cette rencontre est beaucoup plus évidente dans le travail que nous avons fait avec Renaud Grigoletto. Ici, la mémoire collective invoquée directement est celle d’une toute petite communauté, mais d’une importance cruciale, qu’est la famille. Après, je ne suis pas convaincue qu’il existe une mémoire qui ne soit pas collective. Les souvenirs peuvent peut-être être individuels, mais la mémoire… il me semble qu’elle est nécessairement partagée.

Votre démarche croise-t-elle la psychanalyse ?
Si elle le fait, c’est à mon insu.
Comment êtes-vous venue à la photographie ? Avez-vous des modèles de travaux photographiques quant aux thèmes féconds de la trace, de l’archive, de l’album de famille et aux non-dits qui les hantent ?
Je suis venue à la photographie par la théorie. J’ai d’abord lu avant d’apprendre à me servir de l’appareil photo et je pense que John Dewey est très certainement le philosophe qui a le plus influencé mon travail. Il y a de nombreux travaux photographiques qui m’ont inspirée et je ne pourrais évidemment pas les citer tous. Me viennent surtout à l’esprit Belgium Autumn de Jan Rosseel, The path of million Pens de Miki Hasegawa et The Epilogue de Laia Abril.
En ce qui concerne les albums de famille et les non-dits qui les hantent, je pense surtout à des ouvrages théoriques d’Anne Muxel, Serge Tisseron ou Joëlle Bahloul.

Avez-vous cherché à donner à votre livre japonais la forme d’une enquête quasi métaphysique ?
Je ne crois pas que mon enquête prenne une tournure métaphysique, par contre, petit à petit, mon enquête m’a conduite à intégrer des éléments initiatiques et mystiques. Durant mon enquête – et c’est également quelque chose que je souhaite conserver et investiguer dans la partie conceptuelle de mon travail – je me suis retrouvée face à diverses sources d’informations. J’ai rencontré bien entendu des membres de ma famille ou des amis de mon grand-père, j’ai consulté des archives officielles, pris des renseignements auprès de détectives privés, etc. Mais je n’ai jamais hésité à suivre les informations que j’ai vues en rêve, ou que des chamanes m’ont indiquées. Et j’ai traité avec le même sérieux toutes ces sources.

Pourquoi cette prédominance d’images en noir & blanc ? Que signifie chez vous la couleur lorsqu’elle apparaît ?
Je photographie principalement en couleur. C’est comme ça que je vois le monde et que je vis mes images. J’y suis très sensible. L’utilisation du noir et blanc dans ce travail s’est faite a posteriori pour distinguer deux narrations dans la quête. Il y a en couleur, mon parcours factuel et affectif, puis en noir et blanc cette collection de maisons de boites aux lettres que j’ai photographiées. J’avais commencé à les prendre en photo de manière compulsive et n’avais pas l’intention de les intégrer à mon travail photographique. C’est une petite collection que je faisais pour moi. « Tiens, et si tu habitais derrière cette porte, qui serais-tu ? ». Au début, je pensais même peut-être un jour lire le nom de famille de mon grand-père, sonner à la porte et rencontrer ainsi ma famille japonaise. J’étais pleine d’illusions. Comme vous avez pu le constater, la grande majorité de ces portes sont restées fermées. Elles représentent alors, l’impossibilité d’une rencontre.

Dans quelles villes, quels quartiers vous ont-menée vos pas ? Qu’avez-vous découvert lors de votre quête ? Qu’avez-vous compris de vous-même, de votre nécessité d’interroger la mémoire familiale et du Japon ?
J’ai commencé ma recherche à Kyoto, car ma mère pensait que c’était là que mon grand-père avait travaillé. Puis, je me suis dirigée vers Tokyo, quand j’ai appris qu’il avait seulement été en vacances à Kyoto, mais qu’il travaillait en réalité à Shinagawa, dans le nord de la capitale. Après, comme je vous l’ai dit, j’ai suivi toutes les pistes. Si quelqu’un me conseillait d’aller quelque part, j’y allais. Finalement, j’ai voyagé dans presque tout le Japon, de Kyushu à Hokkaido en passant par Osorezan, ce lieu-dit entre la vie et la mort où se déroule deux fois par an un des derniers festivals chamaniques du Japon contemporain.
Looking for my japanese family est-il une réflexion sur l’architecture et la postmodernité, soit l’impossibilité d’un récit unifiant ?
Non, pas vraiment. Les différentes architectures sont seulement pour moi la métaphore des divers possibles.

Votre livre est-il un avis de recherche ?
Oui, très clairement. Tout le projet l’est. Et, j’ai eu beaucoup de chance, car c’est en tombant sur mon projet sur Instagram qu’une de mes tantes a repris contact avec moi, puis avec ma mère, sa sœur, alors qu’elles ne s’étaient plus vues depuis le décès de mon grand-père début des années 80. En allant chercher un oncle bien loin, j’ai trouvé toute une famille à une centaine de kilomètres de chez moi. Et en cela, ce projet a complètement changé mon paysage familial et sa dynamique. Et pour moi c’est la plus grande réussite que je puisse imaginer.
Quelle partie de votre thèse écrivez-vous actuellement ?
J’ai récemment décidé de changer de vie et de m’installer à Tokyo. Après avoir suivi les traces de mon grand-père, il est temps que je fasse les miennes. L’apprentissage de la langue japonaise et de la culture occupent actuellement presque toute mon énergie. Une fois que je serai mieux installée, je voudrais reprendre l’écriture en commençant par la partie de ma recherche qui interroge la production des savoirs aux croisements de la vie quotidienne, de l’art et de la science. Mais pour le moment, je m’intéresse surtout à ce qui se passe derrière le seuil de ma propre maison.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Julie-Marie Duro, Looking for my japanese family, textes Julie-Marie Duro, design graphique Matthieu Litt & Julie-Marie Duro, autoédition, 2019 – 300 exemplaires