
Jean-Philippe Charbonnier (1921-2004) fait partie de ces artistes dont la redécouverte – et la transmission aux plus jeunes générations – soulève la joie.
Associé à l’école dite humaniste (Doisneau, Ronis, Boubat, Weiss…), le photographe témoigne par sa curiosité sans relâche d’une volonté de documenter les conditions sociales un peu partout sur la planète : désert du Sahara, Kyoto, île de Sein, New York, Alaska…
Ayant effectué nombre de reportages pour le magazine mensuel Réalités entre 1959 et 1974, certains sont restés fameux, comme ceux sur les hôpitaux psychiatriques et les mineurs du Nord (Lens, 1954).

Si le sujet compte éminemment, importe davantage encore le regard que porte le photographe sur des individus abordés dans leur dimension universelle et leur entière présence.
On peut voir dans une exposition actuelle au Pavillon Populaire de Montpellier (catalogue chez Hazan), conçue par Emmanuelle de l’Ecotais, l’étendue de son travail (plusieurs décennies de déplacements) et sa profonde considération pour les humains, quels qu’ils soient.
La photographie de Jean-Philippe Charbonnier est directe, jamais condescendante, profondément attachée à rendre compte de la vie vivante, d’autant plus quand elle produit des incongruités amusantes.

La sérialité provient chez lui d’une volonté de travailler à la façon d’un cinéaste construisant des plans séquences.
Engagé sans être militant, Charbonnier produit une photographie empathique, souvent pleine d’humour, et ne craignant pas la mise en scène quand elle permet de renforcer le degré d’authenticité d’une situation.
Emmanuelle de l’Ecotais présente ainsi son aventure biographique : « Jean-Philippe Charbonnier est issu d’une famille appartenant à l’intelligentsia artistique et culturelle de la fin du XIXe siècle. Son grand-père, d’origine polonaise, n’est autre que Louis-Alfred Natanson, qui avait fondé avec ses frères La Revue blanche (1889-1903). Celle-ci est réputée pour ses engagements politiques et son soutien aux artistes. Sa mère, la femme de lettres Annette Vaillant, avait été peinte dans son enfance par Edouard Vuillard. Son père réalisait des décors de cinéma pour Robert Bresson et Serge Diaghilev. Charbonnier grandit donc dans un environnement humaniste, où son œil se nourrit des tableaux de Pierre Bonnard et d’Henri de Toulouse-Lautrec accrochés aux murs de l’appartement familial, et son esprit des débats et des créations des plus importants artistes de son temps : Jules Pascin, Max Jacob, Raymond Radiguet, Jean Cocteau, Jacques Prévert, Moïse Kisling, Chaïm Soutine, Pablo Picasso, Erik Satie, Blaise Cendrars et Léon-Paul Fargue sont des amis. « Humour et esprit de fête, liberté, engagement et créativité, pacifisme, laïcité et mondialisation » sont les valeurs familiales auxquelles il adhère dès l’enfance. »
On le voit, l’amour de l’art est une constante dans une famille consciente des débats esthétiques de son temps.
La première planche-contact du catalogue est terriblement violente, dégageant immédiatement l’œuvre du photographe des préjugés attachés à l’école humaniste accusée parfois de mièvrerie, ou de facilité sentimentale : on y voit, à la façon de la dernière partie des Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, un homme fusillé le 5 octobre 1944 par un peloton d’exécution.
Chez le cinéaste anglais, c’était un fusillé pour l’exemple, ici c’est un collaborateur : la guerre trie.
Le 8 mai 1945 à Paris, on s’embrasse, on a les yeux mouillés de bonheur, on adore les libérateurs jusque tard dans la nuit.

Maintenant, nous sommes dans la Creuse, dans une maison de campagne. Une femme vient d’accoucher, dont les jambes sont encore ouvertes dans un coin de la bâtisse. Au premier plan une grand-mère tient l’enfant qu’ausculte un médecin. Tout ceci est merveilleux, comme dans Un métier idéal, de John Berger et Jean Mohr.
En Afrique, les bébés se portent dans le dos. En Italie, ce sont des atlantes, à Paris, de futurs stars de music-hall, aux Etats-Unis, en Chine et au Japon de vrais bandits célestes, en Castille des gitans farouches, à l’île de Sein des naufrageurs en sabots (1956), en Alaska des anges emmitouflés, en Turquie des princes aux pieds nus
A La Courneuve, on vit dans des taudis (1952), au Congo dans des huttes, en Guyane dans une masure en bois, en Mongolie dans des appartements de style soviétique.
On est pauvres, peut-être, assurément, mais pauvres ensemble, dans l’amitié des visages et des sourires.
Tiens, une femme voilée passe en portant une machine à coudre Singer sur la tête, bonjour Lautréamont.

De l’exotisme ? Surtout pas, mais du partage, avec une femme Inuit, avec les Touaregs dans le sud-saharien, avec les pêcheurs bretons, avec les Blacks américains, avec les danseuses des Folies-Bergère, avec les top model de Christian Dior.
Sens du swing, sens du jazz de l’existant, sens de la drôlerie du vivant.
Sens du peuple, à l’heure du travail, à l’heure de la sieste, à l’heure du repas du soir, à l’heure du marché, à l’heure de la ségrégation raciale (Alabama, 1962), bonjour Rosa Parks.
Si l’expression n’était prise par Edward Steichen depuis 1955, on pourrait appeler le grand œuvre de Jean-Philippe Charbonnier « The family of Man ».
Emmanuel de l’Ecotais, Jean-Philippe Charbonnier, Raconter l’autre et l’ailleurs (1944-1983), Hazan, 144 pages – 140 illustrations
Catalogue officiel de l’exposition éponyme au Pavillon Populaire de Montpellier – du 5 février au 19 avril 2020
