« Seulement, les chars sont-ils plus importants que les poires ? » (Milan Kundera)
L’histoire de L’Atelier du roman, revue dirigée par Lakis Proguidis et Guillaume Dervieux, est intimement liée à l’œuvre de Milan Kundera, dont la vertu première fut de croire encore au pouvoir de la fiction et de la narration quand la figure du Conteur, au sens benjaminien, paraissait devoir inexorablement s’étioler.
Le centième numéro de cette belle publication trimestrielle est donc naturellement dédié, en plus d’une trentaine d’articles, à l’auteur de La Plaisanterie.
Mais pourquoi Milan Kundera, né à Brno (Tchécoslovaquie) en 1929, installé en France depuis 1975, nous est-il toujours aussi nécessaire ?
Parce que le sérieux de l’Histoire cache une dimension farcesque essentielle.
Parce que l’ironie, depuis Jacques le fataliste, est le symbole de la liberté et de la déprise.
Parce que la comédie érotique dirige le monde par le bout du nez de ses organes érectiles.
Parce que l’art du roman est avec Cervantès éminemment européen (Lakis Proguidis).
Parce que le romancier franco-tchèque voit dans le nombril nu l’absolu de la contemporanéité infantile (La lenteur, La Fête de l’insignifiance) et qu’il est l’allié objectif de Witold Gombrowicz (article de Christian Salmon) dans la satire de la cuculisation du monde.
Parce que la polyphonie est l’essence même de l’antitotalitarisme (article de François Taillandier).
Parce que la poésie véritable (Kundera admire Guillaume Apollinaire) s’oppose à la guimauve lyrique, et que le moi est à la fois essence et accident (Martin de Haan).
Parce qu’il rappelle que Hermann Broch et Alejo Carpentier sont des maître secrets (article de Massimo Rizzante).
Parce qu’un roman peut être composé de façon extrêmement musicale (le lire en écoutant Janacek).
Parce qu’il est un excellent écrivain français (article de Guy Scarpetta).
Parce qu’écrire un roman « digne de ce nom apporte quelque chose à la connaissance de l’homme et de l’existence » (André Major, Sylvie Richterova, Juan Villoro, Reynald Lahanque, Baptiste Arrestier).
Parce que tout moderne se doit d’exercer son esprit critique sur la modernité (Benoît Duteurtre).
Parce que la littérature est une énergétique.
Parce qu’il y va peut-être d’une compréhension gnostique de l’existence – du plein au vide (Marek Bienczyk).
Parce que nul ne décrit mieux la notion de kitsch comme ennemi contre-révolutionnaire (Miguel Gallego Roca).
Parce que la Pléiade Kundera est une œuvre de Kundera (François Ricard).
Parce que Parménide est relu dans L’Insoutenable légèreté de l’être (Sylvie Kandé).
Parce que le retour des personnages identifiés à un même thème ou une même obsession forme un système quasi-balzacien (Isabelle Daunais).
Parce que Kenzaburo Ôé et Milan Kundera se sont rencontrés et s’admirent (Yoshinari Nishinaga).
Parce que le roman peut être espace d’élaboration majeur de la gaieté tragique (Steinunn Sigurdardottir, Thomas Pavel).
Parce que le XVIIIe siècle en son alliage de libertinage et de raison peut constituer un nouvel avenir (Frédéric Beigbeder).
Parce que les phrases sont des flèches, des traits, des éclairs.
« Est-ce là tout ce que nous lègue cette magnifique histoire de deux cents ans inaugurée solennellement par la Révolution française ? Est-ce là l’héritage de Robespierre, de Danton, de Jaurès, de Rosa Luxembourg, de Lénine, de Gramsci, d’Aragon, de Che Guevara ? La nudité. Le ventre nu. Les couilles nues, les fesses nues ? » (La lenteur, 1995).
« Et nous allons vivre, dans notre millénaire, sous le signe du nombril. » (La Fête de l’insignifiance, 2013)
« Selon moi, les grandes œuvres ne peuvent naître que dans l’histoire de leur art et en participant à cette histoire. » (Les Testaments trahis, 1993)
« L’un de nos plus grands problèmes n’est-il pas justement l’insignifiance ? N’est-ce pas elle, notre sort ? Et si oui, ce sort est-il notre chance ou notre malheur ? » (Le Rideau, 2005)
« En bricolant dans son atelier, Dieu était arrivé, par hasard, à ce modèle de corps dont nous sommes tous obligés, pour un court laps de temps, de devenir l’âme. Mais quel sort lamentable que d’être l’âme d’un corps fabriqué à la légère et dont l’œil ne peut regarder sans être lavé toutes les dix, vingt secondes ! Comment croire que l’autre en face de nous est un être libre, indépendant, maître de lui-même ? Comment croire que son corps est l’expression fidèle d’une âme qui l’habite ? Pour pouvoir le croire, il a fallu oublier le clignotement perpétuel de la paupière. Il a fallu oublier l’atelier de bricolage d’où nous provenons. Il a fallu se soumettre à un contrat de l’oubli. C’est Dieu lui-même qui nous l’a imposé. » (L’Identité, 1997)
« Les persécutés ne valent pas mieux que les persécuteurs. » (La Valse aux adieux, 1976)
« L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie. Vive Ttostky !» (La Plaisanterie, 1967)
Portrait de Lakis Proguidis en Diogène moderne : « Nous avançons dans le brouillard avec la lanterne du roman. »
Revue L’Atelier du roman, Milan Kundera, Le printemps du roman, éditions Buchet -Chastel, mars 2020, numéro 100, 248 pages