
Depuis Kantor, le théâtre de cave et les cercles de clandestinité où le sens et la révolte pouvaient s’exprimer durant la dictature, les artistes polonais possèdent une culture visuelle et graphique témoignant d’une tension permanente entre la vie et la mort, le sous-terrain et la parade grandiose, la pudeur et l’exubérance, l’intime et l’extime, l’étroite réalité et le fantastique, l’asphyxie et le grand air.
Echoes Shades, de Piotr Zbierski, est un livre magnifique, aussi mystérieux que d’essence chamanique, montrant des individus vivant près de la nature, et pratiquant en communautés d’anciens rites rappelant l’unité entre la petite race humaine et le cosmos, entre la chair et la terre, entre les paroles et le silence, entre les gestes et les cycles de vie.

Partout sur la planète craque la raison raisonnante, au risque du retour des fantômes noirs, mais comme l’ambition est belle, de trouver des liens écosophiques (avec l’autre, avec l’environnement, avec soi) amples, fins et sauvages.
Envisageant la culture – pas celle en bocal, ou tournant en rond dans la dérision des vanités contemporaines -, comme un reflet de la nature, Piotr Zbierski interroge les symboles, les pratiques d’initiations traditionnelles, mais aussi la puissance de la médecine naturelle.

« C’est un essai, écrit-il à propos de son ouvrage, sur l’humain dans la mesure où il dérive de la nature, sur ses passions, ses désirs, ses manières de communiquer et de négocier avec de puissantes émotions. »
Après le très beau livre de Flore-Aël Surun, Chamane Lumière (Les Editions de Juillet, 2019), Echoes Shades est une fascinante et déroutante recherche sur la participation humaine à l’ordre naturel qui le crée et le transcende.

Le temps mortifère de l’horloge capitaliste n’existe plus, voici le flux d’un présent atemporel relevant d’une énergie de vie première.
En noir et blanc, deux enfants concentrés plongés jusqu’à la taille dans les herbes folles, se livrent à quelque cérémonie dont eux seuls semblent connaître le déroulement.

Il y a le soleil éblouissant, des croix chrétiennes, des lieux de culte, mais chez Piotr Zbierski, il n’est nul besoin d’une église pour s’autoriser à prier.
L’ethnologue décryptera peut-être telle ou telle pratique, tel ou tel agencement de signes, tel ou tel accord entre l’humain et son territoire, mais il ne faut pas craindre ici de ne pas savoir, afin de se laisser dériver, emporter, accueillir dans l’espace du grand voyage au tambour du chaman sibérien.

Sur papier transparent – cette récurrence dans le livre de ce type de papier est une invite à laisser émerger des images inconscientes – vogue une barque entourée d’oiseaux.
Un enfant bande un arc, mais quelle est sa visée ?

Des funambules traversent l’espace, tels des hommes-oiseaux.
Des cornes de buffle, des arches d’une abbaye ouverte aux quatre vents, un bébé mongole, bouche d’ombre grande ouverte.

Le cerf aux bois majestueux s’avance dans la taïga, c’est un dieu qui nous contemple.
Dans la grange, le petit garçon jouant à cochon pendu est un Lenz enfin sans angoisse.
Les moaï sont sous la neige, ayant marché jusqu’au grand Est glacial.

Dans ses photographies à la texture légèrement granuleuse, parfois floues, et se nourrissant de superpositions, Piotr Zbierski révèle l’effort constant des peuples du monde pour aménager leur espace et y créer les conditions d’une interaction positive, favorable, féconde, entre les vivants et les morts.
Une grand-mère veille son défunt mari, ou son fils – comment savoir quand l’on n’est plus asservi au temps de l’horloge ?

Il y a des trous dans l’image, des danses de squelettes, des sacrifices d’animaux brûlés, des processions de femmes en sari, des arbres étiques alignés conduisant vers l’horizon, des grigris et des hurlements au cœur de la nuit.
Comment accompagne-t-on un mort ? Comment prendre soin de son âme ? Comment l’honorer quand son cadavre a pourri ?

Nous avons tout à réapprendre, nous sommes des barbares contemplant des peuples nus incarnant la plus haute idée de la civilisation.
Des masques, des tatouages, des scarifications.
On ne sait peut-être le plus le sens de tel ou tel dessin sur la peau, mais il est certain que rien n’est anodin.

Nous mourons salement d’avoir profané la terre qui nous accueillait, nous sommes allés à l’école, mais, dites-moi, pour quel résultat ?
La forêt est en feu, parce que nous ne croyons plus à la gratuité, et que nous ne pouvons souffrir l’indemne parce que nous sommes maudits.

Nombre des photographies de Piotr Zbierski sont stupéfiantes, intimidantes, tant elles nous rappellent, à nous qui sommes en Occident industrialisé pauvres en monde, ce que nous avons perdu de rire et de beauté enfantine.
Nous sommes entrés dans la violence interminable, parce que nous avons perdu les chemins de la catharsis.
Echoes Shades soutient que d’autres mondes sont possibles, ou ont été possibles. C’est une mélancolie, un désespoir, et une joie.
Piotr Zbierski, Echoes Shades, texte (anglais/français) de l’auteur, André Frère Editions, 2020

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