© Irène Jonas – agence révélateur
La matière des images d’Irène Jonas, tirages noir et blanc rehaussés à la peinture à l’huile, est particulièrement troublante, comme si le passé n’était pas définitivement fixé, et qu’il pouvait encore parvenir jusque nous par un travail sur la substance même des rectangles de papier en ayant arrêté le cours.
Il y a dans son livre Crépuscule, paru aux Editions de Juillet, comme un triple sentiment de fin du monde, de précarité des représentations, et de force du geste poétique comme fondation ou refondation.
© Irène Jonas – agence révélateur
La mémoire de l’enfant a retenu des noms, ceux de la catastrophe européenne (Dachau, Prora, Nuremberg, Terezin…), ceux de l’abîme et du mal absolu, qu’il s’agit d’approcher, de mieux connaître peut-être, pinceau à la main, non pour en atténuer l’horreur, mais pour en percevoir, de manière quasi fantastique, une présence renouvelée.
Les images d’Irène Jonas, née à la fin des années 1950, sont hantées, par le négatif de l’Histoire, mais aussi par le positif de la présence des enfants, et de son regard de petite fille cherchant à comprendre pourquoi son père l’appelait « fleur de ghetto ».
© Irène Jonas – agence révélateur
« Nous sommes traversés par le temps, écrit pour elle Camille de Toledo, et ce que nous nommons mémoire est le signe de cette persistance du passé : la manière dont il continue à détruire, quand bien même les causes de la destruction ont disparu. La psychogénéalogie le sait, comme d’ailleurs toutes celles et ceux qui ont eu, de près ou de loin, un rapport avec des survivants ou des enfants de la survie. »
Aujourd’hui, le passé est muséifié, ou évacué, alors qu’il s’agirait plus essentiellement de ne pas en déconsidérer la portée dans notre présent.
© Irène Jonas – agence révélateur
« J’ai photographié, précise l’artiste ayant travaillé pour cette série de 2018 à 2020, comme j’aurais tourné un film d’époque, dirigeant mon objectif et cadrant pour exclure tout ce qui ne se rapportait pas à l’image que je me faisais de cette époque révolue. »
Crépuscule fait surgir du charbon du jadis des corps, des couleurs, des chairs, très touchantes d’être là et spectrales.
© Irène Jonas – agence révélateur
On peut penser au mage Spilliaert, à des peintres de l’introspection et de la contemplation métaphysique, au travail sur le montage de Chris Marker, à Lanzmann, mais l’on sait que c’est autre chose encore, la rencontre spéciale de la brillance de la peinture à l’huile et de l’histoire de la photographie.
Tout est lointain, comme dans un rêve d’horizon, et tout est terriblement présent.
© Irène Jonas – agence révélateur
Tout est muet, et tout crie.
Tout est habité, au moins double, voire quadruple, si l’on regarde les pages dans leur dimension de diptyques.
Tout est violent et injuste.
© Irène Jonas – agence révélateur
Irène Jonas peint des possibilités d’innocence dans un monde qui ne l’est pas.
Des silhouettes de femmes, très belles, regardées par un passager de trolleybus.
Des grilles et des sourires.
Des noyés, des épouvantés, des abandonnés, des oubliés.
© Irène Jonas – agence révélateur
Des voies ferroviaires évoquant la Solution finale.
Des images qui persistent, malgré tout, dans l’évanouissement.
Il faut imaginer Irène Jonas penchée sur ses tirages, appliquant çà et là des traits de peinture, entrant dans la zone de danger d’un cauchemar sans fin, pour en désamorcer peut-être la suffisance.
Les Nazis ont tenté d’annihiler toute possibilité de noblesse en l’homme, ils ont détruit énormément de vies, mais ils ont perdu.
Une petite fille appelée « fleur de ghetto » le leur rappelle sans haine.
Irène Jonas, Crépuscule, textes de Camille de Toledo et Alain Keler, Les Editions de Juillet, 2020, 128 pages, 84 photographies, couverture toilée
Sociologue et photographe indépendante, Irène Jonas est membre de l’Agence révélateur depuis 2016. En 2018, elle a reçu le premier prix FotoMasterclass
Exposition du 5 novembre au 5 décembre 2020 à la galerie Thierry Bigaignon (vérifier les dates)