Rhapsode américaine, par Jean-Luc Bertini, photographe

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© Jean-Luc Bertini

Outre la qualité de son impression et la beauté de sa couverture rose aux reflets irisés, j’aime beaucoup le titre du livre de Jean-Luc Bertini, Américaines Solitudes.

Ce pourrait être un song, le nom d’une ballade un peu triste, doucement désespérée, légèrement folle, l’adjectif antéposé accordant au tropisme américain une tonalité de fond, une couleur première s’identifiant, en ce pays ayant fondé sa légende par le cinéma, à celle de la fiction.

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© Jean-Luc Bertini

Au fil de ses voyages, Jean-Luc Bertini a photographié un territoire s’apparentant en maints endroits à un vaste plateau de cinéma déserté, où des individus isolés se livrent à des comportements erratiques.

Il n’y a pas chez lui de goût pour la misère, le glauque, ou le spectacle de la déréliction, mais le sentiment d’une fraternité possible, certes d’abord un peu distante, et d’une compréhension fine des parcours individuels, parfois ironique ou caustique. 

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© Jean-Luc Bertini

Les Etats-Unis existent-ils en dehors du système de représentation inscrivant les corps et les espaces dans un imaginaire collectif constamment réactivé par les canaux de visibilité mainstream ?

Tout regard singulier n’est-il pas ici éminemment mis en tension par le jeu des stéréotypies et l’ambition d’un décadrage qui ne soit pas une simple esquive du sujet ?

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© Jean-Luc Bertini

Face à ces contraintes, Jean-Luc Bertini a fait le pari réussi de la juste distance : pas d’excès de commisération, ni de froideur conceptuelle faisant de chacun le simple figurant ou surnuméraire d’un spectacle écrasant, mais une vision de l’humaine condition, dans la drôlerie, la stupeur, et la complicité à construire.

Pas de grandiloquence, mais le quotidien d’une décence ordinaire sur fond de bricolage existentiel, jusque l’étrangeté quelquefois.

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© Jean-Luc Bertini

Dans sa très belle préface, l’écrivain Richard Ford analyse ainsi le travail du photographe : « S’il s’agit de dégager une ligne de force qui anime la vision de Jean-Luc Bertini dans ce projet d’une décennie, et la chose ne s’impose pas, je serais tenté de désigner son égalitarisme immense et empathique, et le climat d’acquiescement qui sature toutes ces photos et leur confère dignité. »

L’Amérique fut le symbole de la jeunesse même, mais elle a vieilli, parce que construite dans la précarité – ses maisons, ses lieux de restauration, ses supermarché, ses parcs d’attraction -, parce que son mythe s’épuise, parce que son corps a démesurément grossi ou perdu de sa vitalité.

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© Jean-Luc Bertini

Jean-Luc Bertini regarde tout cela avec beaucoup de douceur, un cowboy avachi, un Black, probablement sans domicile fixe, dansant seul dans la rue, un jeune mormon (ou approchant) retirant un ticket de stationnement à l’horodateur.

Les nuques se courbent, le crépuscule s’annonce, Clint Eastwood a du mal à marcher.

On pense parfois à Edward Hopper, c’est une bonne référence.

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© Jean-Luc Bertini

Avec Jean-Luc Bertini, l’Amérique prend aussi sur certaines images des couleurs à la Martin Parr, fille cadette de la grande Angleterre, d’abord drôle, enfin désolante. 

A Austin, Texas, trois jeunes photographiés d’un pont font du paddle sur le Colorado apaisé. Ce sont des nouveaux Robinsons, pas tout à fait domestiqués.

A Jacksonville, une femme marche dans le soleil, ce pourrait être une photographie de Géraldine Lay, impeccable et picturale.

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© Jean-Luc Bertini

Dans ce pays où les mouvements d’inspiration religieuse pro-Life sont très présents, obsédés par la question de l’avortement, c’est le principe de vie même qui semble blessé, interrompu, attaqué.

Peut-être parce que le Royaume pourrait s’effondrer très vite.

Peut-être parce qu’il n’existe pas vraiment, pas tout à fait, et que tout est encore à bâtir, ou refonder.

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© Jean-Luc Bertini

Les paysages de Jean-Luc Bertini sont d’une grande beauté, limpides, souverains, ils disent la gloire de Dieu mieux que n’importe quelle prière – Monument Valley dans les nuages !

Des Amish mettent les pieds dans l’eau à Lincolnville, dans le Maine, ce pourrait être des baigneurs d’Eugène Boudin.

Voici la chance de l’Amérique, d’être multiple, ici et ailleurs, dans un ranch du Montana ou un bungalow de Caroline du Nord, dans un motel de l’Arizona ou sur un banc de New York.

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© Jean-Luc Bertini

Un pays déclassé et se réinventant, fatigué de sucre et optimiste, désespéré et grandiose, comme une vieille Limousine garée dans un camp indien du Mississipi.

Gilles Mora, qui s’y connaît en matière d’errances américaines, écrit : « Américaines solitudes, si l’on se prête au jeu, offre des « intertextualités » photographiques qui réjouissent celui dont l’iconographie américaine est assez solide pour reconnaître çà et là l’écho de telle image de Robert Frank (rodéo dans le Montana), ou bien, dans ces couples perdus dans leurs pensées, attablés dans de ternes et insipides cafétérias, la réminiscence des images de Garry Winogrand, prises pendant son périple américain de l’année 1964. Ou encore, celles qu’enregistre Joel Meyerowitz en face du skyline de la ville de Saint Louis, et, beaucoup plus significatif, le discret hommage à Lisette Model, devant cette femme affalée sur un relax, au soleil new-yorkais. »

L’histoire américaine est aussi celle de la photographie.   

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Jean-Luc Bertini, Américaines Solitudes, textes de Gilles Mora et Jean-Luc Bertini, préface de Richard Ford (traduction en français Josée Kanoun), direction éditoriale Géraldine Lay, Actes Sud, 2020, 152 pages

Site Actes Sud

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© Jean-Luc Bertini

Jean-Luc Bertini

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Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Matatoune dit :

    Bon, moi je le mets sur ma liste de cadeaux pour Noël… j’espère qu’on va me l’offrir 😉

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