Cortigiana, Sicile, 2020 © Thomas Jorion
Veduta est un livre de grand format à l’atmosphère viscontienne, témoin d’une aristocratie déchue par le spectacle fascinant de la ruine de ses palais.
On songe bien entendu au Guépard, de Tomasi di Lampedusa, au Prince Fabrizio contemplant d’un regard jupitérien l’effondrement de sa classe et de son patrimoine, sans chercher à en porter remède.
Parce que dans un monde devenu si petit, si ridiculement calculateur, il ne vaut peut-être pas la peine de transformer les cendres en rêves de gloire.
Notturno, Pouilles, 2018 © Thomas Jorion
On imagine ici des moments heureux, tout un effort de civilisation, finalement vain.
Il y a l’homme dans ses rêves de grandeur, de puissance, et il y a la lumière, qui, semble nous dire le photographe travaillant en plein jour, sans projecteurs, ni flashes, avec une chambre analogique grand format 4×5, l’emporte, chassant la mélancolie en préservant la possibilité d’un avenir.
Les romantiques ont aimé les ruines pour leur valeur de memento mori, la métaphysique du tempus fugit.
Pirite, Lombardie, 2020 © Thomas Jorion
Thomas Jorion est peut-être un héritier du peintre et paysagiste Hubert Robert, mais il porte davantage encore l’esprit des grands Vénitiens.
Pour accomplir son travail consacré aux demeures, villas, palais italiens datant du XVIIIe au XXe siècle et livrés aux avanies du temps, l’artiste refusant les notions de retouche et de mises en scène a voyagé en tous sens dans la sublime péninsule, en Vénétie, en Toscane, en Sicile, dans le Piémont, en Ombrie, dans les Pouilles, dans le Latium, en Lombardie, en Emilie-Romagne, en Ligurie.
Utilisant des négatifs couleurs FUJI 160NS pour leur grain caractéristique et leurs légères imperfections, le photographe est parvenu à créer une impression de vérité saisissante, d’autant plus touchante dans leur révélation du saccage de la beauté.
Il faut que tout change pour que rien ne change, peut-être, mais les Atlantes éventrés, les plafonds écroulés, les sols défoncés, les fresques souillées, les mobiliers renversés, les stucs devenus gravats, les escaliers impraticables, sont chargés d’une désolation sans nom.
Serpentino, Lombardie, 2016 © Thomas Jorion
Il reste des volumes, des couleurs, des structures, des parcours, des circulations, des agencements de verres et de pierres, de ferronneries et de marbres, de peintures et de canapés, de cheminées et de mosaïques.
Tant de splendeurs, et tant d’effroi devant le tombeau.
Le richesse des nantis a fait travailler des artisans sublimes, des mains habiles, des regards subtils.
Voici ici exposée la dialectique du luxe et de la vacuité, de l’esprit et du vide, de la majesté et de la précarité.
Sfuriata, Toscane, 2019 © Thomas Jorion
Chaque page est un tableau fourmillant de détails, chaque image est un habitat, une possibilité de vivre plus amplement, et de rêver à des refuges en temps de guerre, comme on se cachait dans la bibliothèque de Stalingrad alors que pleuvaient les bombes.
Dans son Salon de 1767, Denis Diderot écrivait : « Ô les belles, les sublimes ruines ! […] Le temps s’arrête pour celui qui admire. Que j’ai peu vécu ! que ma jeunesse a peu duré ! […] Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux pas mourir ! »
Vedetta, Ligurie, 2018 © Thomas Jorion
Nous vivons dans une réalité mobile à laquelle nous cherchons à nous adapter.
Nous brassons le temps, nous le tenons fermement serré dans les bras de nos édifices grandioses, avant qu’il ne s’échappe de nouveau, vent violent ridiculisant notre prétention de maîtrise.
Thomas Jorion montre avec une grande franchise le visage de notre chute, et toute la noblesse de nos efforts de maquillage.
Thomas Jorion, Veduta, introduction de Giovanni Fanelli, responsable d’édition Aude Mantoux, graphisme Grégory Bricout, Editions de La Martinière, 2020, 228 pages
Expositions à l’Abbaye de Cluny – octobre 2020 à février 2021 -, et à la galerie Esther Woerdehoff (Paris), du 4 au 28 novembre 2020 (vérifier les dates)
Très étrange !
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