Atlas Tadao Ando, par Philippe Séclier, photographe

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Church of the Light, Ibaraki, Tadao Ando © Philippe Séclier / Atelier EXB

C’est un projet très beau et au long cours, presque démesuré, comme seuls en sont capables les poètes, les savants et les fous.

De la première catégorie, Philippe Séclier a photographié au Japon et un peu partout dans le monde, pendant neuf ans, des constructions, publiques et privées, de l’architecte Tadao Ando, profondément inscrit dans la pensée shintoïste.

Chez ce maître des structures de verre et de béton, les chemins de lumière qu’inventent les bâtiments sont des façons de relier le terrestre et le céleste, et de permettre à chacun un recueil très profond.

Pour en rendre compte, Philippe Séclier a choisi l’esthétique très aristotélicienne du fragment, de la métonymie, de la puissance fractale et des jeux de variations formelles dessinant en l’œuvre-vie de l’architecte japonais des cohérences de structures, des concordances géométriques, des échos esthétiques permanents, le noir et blanc unifiant davantage encore cet ensemble exceptionnel.

Son livre se regardant avec beaucoup d’attention invite au voyage, physique et spirituel.

D’essence très musicale, Atlas Tadao Ando est une partition savante, faisant de chaque image une note, à la façon, peut-être, d’une gymnopédie d’Eric Satie.

On découvrira dans l’entretien qui suit avec son auteur ce que peut la passion lorsqu’elle emporte tout, au-delà et avec la solitude.  

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Hyogo Prefectural Museum of Art-Kobe, Tadao Ando © Philippe Séclier / Atelier EXB

Comment est né le projet de suivre pendant neuf ans les constructions publiques et privées de l’architecte Tadao Ando ? Vous avez photographié plus de 120 de ses édifices. Etait-ce une commande ? Quels ont été vos soutiens financiers ?

Ce projet est parti tout simplement de photos que j’ai faites, au début, par passion de l’architecture et par pur plaisir. Mais aussi d’un choc visuel que j’ai ressenti devant L’Eglise de la Lumière, à Ibaraki, dans la banlieue d’Osaka. Dès lors, je n’ai eu de cesse de me documenter sur l’œuvre de Tadao Ando et de revenir au Japon, tous les ans, entre 2012 et 2019. Ce n’est donc pas un travail de commande. En revanche, dès 2017, mon ami et éditeur Xavier Barral, qui nous a brutalement quittés en février 2019, a totalement adhéré à ce projet et m’a permis d’abord de rencontrer François Pinault et Jean-Jacques Aillagon, l’ancien ministre de la Culture, qui est son conseiller artistique. Grâce à eux, j’ai pu obtenir un rendez-vous avec Tadao Ando, dans son agence d’Osaka, en novembre 2017. Par ailleurs, pour compléter votre question, la Fondation Pinault a pré-acheté des livres pour la Bourse de Commerce de Paris [sur laquelle est intervenue Tadao Ando] et ses musées implantés à Venise, Prestel a décidé de publier la version anglaise dans le monde entier et j’ai reçu, enfin, le soutien financier du groupe Finadorm et de son pdg, Jean-Rémy Bergounhe, pour finaliser le budget de ce livre.

En observant finement la majeure partie de ses bâtiments, percevez-vous des changements, des évolutions, voire des radicalisations ?

Des évolutions, il y en a forcément sur près de cinquante ans. Mais ce que je retiens surtout, dans l’œuvre de Tadao Ando, c’est la récurrence des formes géométriques, le respect de l’environnement, ainsi que l’utilisation de l’espace et de la lumière comme dénominateurs communs à cette architecture minimaliste, où le béton et le verre sont évidemment les matériaux qu’il a le plus utilisés. Il y a là l’idée d’un continuum plus que d’évolutions proprement dit et cet atlas permet, je l’espère, de s’en rendre compte.

Quelle est, selon vous, l’œuvre la plus représentative ou significative de l’architecte, son manifeste esthétique en somme ?

Je ne sais pas s’il y a un bâtiment en particulier. Je préfère plutôt en citer trois : L’Eglise de Lumière à Ibaraki, évidemment. Les résidences Rokko I et Rokko II, à Kobe, et j’ajouterai enfin le Chichu Museum, à Naoshima. Une chapelle, de l’habitat et un musée, comme pour mieux résumer aussi ses interventions dans des espaces et des lieux de vie où l’homme peut aisément méditer quant à la place qui est la sienne sur la Terre.

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Espace de méditation (détail), UNESCO, Paris, Tadao Ando © Philippe Séclier / Atelier EXB

Percevez-vous chez lui, justement, un lien permanent entre le terrestre et le céleste ?

Oui, très clairement. Bon nombre de ses bâtiments paraissent fermés de l’extérieur, soit parce qu’ils sont entourés de murs de béton qui séparent chaque site de son environnement, soit par l’absence de fenêtres, telles que nous avons l’habitude de les concevoir en Occident. Or, il suffit de rentrer dans ces espaces pour s’apercevoir subitement que ce lien, entre le terrestre et le céleste, est très prégnant. La lumière, pour Ando, vient très souvent du haut.

Dans quel bâtiment vous êtes-vous senti le mieux, apaisé, parfaitement en accord ?

Le Chichu Museum, à Naoshima, est une expérience physique et sensorielle assez inouïe avec ce cheminement qui vous fait descendre progressivement vers les trois salles – oui trois seulement – d’expositions où sont installées une sculpture de Walter De Maria, les nymphéas de Claude Monet et un tableau de lumière de James Turrell. Je citerai également la Pulitzer Arts Foundation à St. Louis, Missouri, modèle parfait de l’utilisation de l’espace. Enfin, je garde un souvenir ému de la Maison Azuma, à Osaka, petit rectangle de béton sans fenêtres, magnifié par la lumière qui vient justement du ciel. C’est l’une de ses premières réalisations, sans doute l’une des plus radicales aussi, et c’est un chef d’œuvre de simplicité et de beauté.

Comment avez-vous travaillé avec Xavier Barral pour la conception de votre livre ? Comment lui avez-vous présenté l’idée de sérialité ? Y a-t-il chez vous regardant Ando quelque chose comme une pensée de la puissance de la fractale ?

 A force d’accumuler durant toutes ces années un nombre conséquent d’images, j’ai immédiatement évoqué cette notion d’atlas auprès de Xavier, parce que celui de Gerhard Richter est l’un de mes livres de référence. Xavier a évidemment compris que cette proposition prenait tout son sens pour mieux « dé-composer » et « re-cadrer » l’architecture de Tadao Ando. Mais pour cela, il fallait placer toutes les photos sur le même plan, donc au même format, afin que cette sérialité puisse s’exprimer pleinement à travers cette unité de regard.  La plupart des ouvrages publiés sur Tadao Ando font en effet appel à plusieurs photographes à la fois, quasiment tous japonais, qui travaillent essentiellement à la chambre et en couleur. Je souhaitais prendre le contrepied de cette production très fertile. D’où le choix du noir & blanc et… d’un smartphone comme appareil photo. Sachant que j’utilisais une application japonaise qui me permettait de choisir mon film – l’équivalent du Ilford Pan F – et de bracketer. Une pensée de la puissance de la fractale ? Je n’y avais pas songé mais cette similarité des formes chez Ando est observable partout dans ses bâtiments. En la reproduisant dans ce livre, je donne la possibilité au lecteur de la « décortiquer » à son tour, même si j’ai conscience que la présentation systémique des planches de cet atlas nécessite de la concentration, puisque près de 2 300 photos y sont reproduites.

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Nagaragawa Convention Center, Gifu, Tadao Ando © Philippe Séclier / Atelier EXB

Y a-t-il dans votre ouvrage des bâtiments manquants que vous regrettez de n’avoir pas pu photographier ?

Oui, forcément, car l’idée n’était surtout pas d’en faire un catalogue raisonné. D’autant qu’il a construit beaucoup de maisons à ses débuts et qu’il m’était difficile d’y avoir accès, même si j’ai eu la chance d’en photographier finalement quelques-unes et non des moindres, comme Azuma, Glass Block ou Kidosaki House.

Vous remerciez en fin d’ouvrage, parmi une liste de nombreux noms, l’écrivain Jean-Philippe Toussaint. Pourquoi ?

Parce que c’est grâce à lui et à l’une de ses amies, rencontrée lors d’un dîner organisé par la maman de Jean-Philippe qui possède une magnifique librairie à Bruxelles, que j’ai eu la chance de photographier cette immense maison/atelier au Sri Lanka  qui appartient à un couple belge. Comme je l’explique dans un texte à la fin du livre, il faut, pour reprendre le titre de l’un des textes initiatiques de Tadao Ando, un sacré concours de circonstances pour mener à bien un tel projet.

Vous indiquez également, en bas de cette page de remerciements, ce que l’on peut imaginer être la bande-son de vos voyages (Radiohead, Alain Bashung, Keith Jarrett…). Pourquoi cette précision vous a-t-elle semblé nécessaire ?

J’y tenais parce qu’au cours de mes nombreux voyages au Japon, il y a eu de grands moments de solitude, d’autant que je ne parle pas leur langue. Je prenais le train quasiment tous les jours, pour me rendre d’un bâtiment à un autre, et cet accompagnement musical, durant tous ces trajets qui étaient comme des interludes, me permettait de me préparer mentalement à agir rapidement une fois arrivé sur place. Je n’ai jamais pris de rendez-vous pour avoir accès à tous ces sites – j’ai même parfois essuyé des échecs – et comme pour des raisons pratiques le temps m’était compté, je devais d’une certaine façon improviser. Croyez-moi : écouter Keith Jarrett en solo dans un Shinkansen est une belle source d’inspiration.

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Modern Art Museum of Fort Worth, Fort Worth, Tadao Ando © Philippe Séclier / Atelier EXB

Avez-vous eu le temps de vous consacrer à d’autres projets personnels pendant ces neuf ans ?

Oui, j’ai eu la chance d’organiser plusieurs expositions dont une, Auto Photo, que j’ai menée en duo avec Xavier Barral à la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris, en 2017, et consacrée à l’automobile à travers le prisme de la photographie. J’ai également été le commissaire de l’exposition Depardon USA, aux Rencontres d’Arles, en 2018, après avoir longuement travaillé sur l’éditing de son travail qu’il a effectué aux Etats-Unis, entre 1968 et 1999.  

Vous aimez les projets au long cours. Avant Tadao Ando, vous aviez mis vos pas dans ceux de Pier Paolo Pasolini, pour l’ouvrage La longue route de sable (Editions Xavier Barral, 2005) et dans ceux de Robert Frank, pour votre documentaire Un voyage américain (Silex Films, 2009). Quelles parentés possibles, malgré leurs évidentes différences, entre ces trois artistes ?

C’est vrai que l’on peut se demander pourquoi j’ai choisi ces trois personnalités qui n’ont strictement rien à voir. Si ce n’est, assurément, un engagement total, pour ne pas dire absolu, afin de sortir des sentiers battus, chacun dans son domaine de prédilection, ainsi qu’une éthique de la conception de leur art et de la vie en général. Le point commun de cette « trilogie » est évidemment lié à l’envie que j’ai d’aller toujours voir ailleurs et à cette passion pour la photographie, l’architecture et la littérature qui m’anime depuis longtemps. Mais je l’avoue aussi, cette « trilogie » n’était ni déterminée à l’avance et encore moins planifiée. Je l’ai construite au fur et à mesure de mes pérégrinations en Italie, aux Etats-Unis et au Japon. Et maintenant qu’elle est dorénavant bouclée, je me rends compte de la chance que j’ai eue de l’avoir menée jusqu’au bout.  

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Philippe Séclier, Atlas Tadao Ando, photographies de Philippe Séclier, textes Naoko Kawachi, Yann Nussaume, Philippe Séclier, direction artistique Xavier Barral, édition Jordan Alves assisté de Laure Alegre, design graphique Mahaut Clément, Atelier EXB, 2021, 296 pages

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Centro Roberto Garza Sada, Monterrey, Tadao Ando © Philippe Séclier / Atelier EXB 

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