© Gérard Rondeau
Gérard Rondeau, dont l’œil était aussi informé qu’implacable, m’a initié à la photographie.
Il m’avait invité à lui rendre visite dans la tour historique qu’il occupait près de Reims, où avait habité, disait-il, le duc de Guise.
Des archives partout, très bien rangées, des livres, des photographies, du goût, et la malice d’un amateur de cabinets de curiosités.
Après être venu m’accueillir à la descente du train de Paris, nous étions allés nous promener du côté de la cathédrale.
Son banquier nous croise : « Monsieur Rondeau, vous n’oubliez pas notre rendez-vous ? »
Lui, en confidence, quelques instants plus tard : « J’ai un découvert important, viens, Fabien, on ne va pas s’arrêter à ça, on va aller boire du champagne. Tu connais le café du Palais ? »
Il est mort très brusquement en septembre 2016, à l’âge de soixante-trois ans. Nous nous étions revus par hasard dans la rotonde du Petit Palais quelques mois plus tôt. Sandra, très jolie dans sa jupe longue, m’accompagnait, tout était parfait.
Aujourd’hui, ses amis essaient de faire vivre son œuvre, d’organiser des expositions, de contribuer à prolonger sa reconnaissance.
Imprimé de façon artisanale sur des papiers de choix, le voici qui revient aux éditions Les petites allées, dans la collection de livres à poster que dirige Serge Airoldi, avec La canne, photographie en noir et blanc inspirant un beau texte de Jean-Paul Kauffmann, qui fut de ses proches et aimait l’appeler Milan, comme le rapace.
Cette œuvre est une « devinette graphique, un rébus » : une flûte de champagne est tenue par un homme élégant dont on ne voit pas le visage. En forme de point d’interrogation, sa canne semble une figure d’ironie douce.
Le photographe et le buveur chic sont à l’évidence des complices.
Il y a une soucoupe vide, on peut commander ici au verre, on est bien sur la banquette de moleskine.
Cet homme, Jean-Paul Kauffmann, le connaît : il s’agit de l’à peu près inclassable Bernard Frank, grand ami du photographe, journaliste, chroniqueur littéraire (Les Temps modernes, Nouvel Observateur), écrivain (Les rats, Un siècle débordé), inventeur de l’expression « les Hussards » pour désigner le groupe informel constitué autour de Roger Nimier et Antoine Blondin.
Rondeau expliquait peu son art, ses intentions, sa méthode : « Il dédaignait, précise l’auteur du très réussi et récent Venise à Double tour (lire notre entretien dans L’Intervalle du 30 avril 2020), un tel pacte. Ce rigorisme, cette exigence éthique et cette humilité, liés à un pessimisme et un dégoût pour les compromissions font de lui le plus janséniste des photographes – en ce sens si champenois. »
Pour l’artiste qui dirigea l’Alliance française de Sri Lanka de 1974 à 1976, une photographie se doit d’être silencieuse, mystérieuse, presque réticente.
J’ai de lui une photographie très étrange, prise à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard où Antonin Artaud fit plusieurs séjours. Un ventilateur, des barreaux, des toiles d’araignées, un parc dans le lointain, et la bordure visible du film argentique au travail.
Cette œuvre douloureuse est un trésor.
Jean-Paul Kauffmann, La canne, photographie de Gérard Rondeau, Les petites allées, 2021, volume 10 – deux cents exemplaires numérotés
Les petites allées – Gérard Rondeau