
Après Güle Güle, de Jean-Marc Caimi et Valentina Piccinni (2020), André Frère Editions approfondit son tropisme turc avec le superbe Transanatolia, de Mathias Depardon, réflexion en images sur les frontières de la Turquie et la notion de panturquisme.
Ayant vécu cinq années à Istanbul, avant d’être expulsé, après plusieurs semaines d’emprisonnement, en juin 2017 par la police de Recep Tayyip Erdoğan – au pouvoir depuis 2003 – pour des photographies prises au téléphone portable de combattantes kurdes, le photoreporter né en 1980 s’est interrogé sur les mutations de la Turquie moderne, impérialiste, guerrière, rêvant de redéfinir le traité de Lausanne de 1923, actant son morcellement, et usant de son soft power dans les provinces autrefois sous domination turque (les Balkans, l’Azerbaïdjan, le Xinjiang, la Crimée).
C’est à partir de ses marges et de ses anciens territoires, en portraits et paysages, que Mathias Depardon cherche à comprendre une nation hantée par son glorieux passé ottoman, le mythe d’une grande Turquie civilisatrice et expansionniste permettant d’asseoir des ambitions politiques majeures.

Il convient bien entendu de régler le sort des populations de l’intérieur dissidentes (les Kurdes, les Alévis, les intellectuels critiques), que la paramilitarisation du pouvoir permet d’envisager sans complexe.
Depuis la mer Noire, « foyer du nationalisme turc et du conservatisme musulman sunnite », fief électoral de l’AKP, depuis le Tigre et l’Euphrate où les Turcs se livrent à une guerre de l’eau particulièrement rude pour leurs voisins (Syrie, Irak), depuis l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabagh (arme du gazoduc Tanap), depuis le Turkestan oriental (le Xinjiang où vivent les Ouïghours, minorité musulmane turcophone d’environ dix millions de personnes), Mathias Depardon interroge les contours de l’identité turque.
Magnifiquement dessiné par Joao Linneu, Transanatolia fait de la géopolitique en images (et textes très éclairants de Guillaume Perrier), laissant aux spectateurs le soin de s’interroger à partir de chaque photographie sur ce que peut être l’âme d’un peuple.

Une archère en costume traditionnel inaugure la lecture, flèche bientôt lancée vers la droite, comme on imagine l’avenir.
Des mosquées récentes et des téléphones portables, des corps d’adolescents promis au service militaire – jusqu’où accepteront-ils l’endoctrinement ? -, le kitsch de décors faisant penser à des studios de cinéma.
Peu de femmes, mais des mâles photographiés entre mélancolie et gloriole symbolisant la prédominance d’une structure patriarcale encore bien en place.

Les paysages sont grandioses, que redessinent les intérêts humains trop humains.
Un minaret inondé, des habitations englouties.
Comment grandit-on ici ? Que pense-t-on vraiment du parti au pouvoir ? A quoi rêve-t-on ? N’y a-t-il pas un hiatus entre le discours officiel et les préoccupations du peuple ?

Chaque image ici est de grande densité, dont on suppose qu’elle a été choisie dans un large corpus : il faut que chacune soit implacable, dense, à la fois révélatrice et mystérieuse.
Des barrages, des bains de boue, des chantiers.
Ici se construit la Turquie du XXIème siècle, puissante, incontournable.

Mais le photographe sait aussi être doucement ironique, quand tout est si sérieux, si armé, si sourdement brutal quelquefois.
Le chromatisme dit aussi le pays – les rouges, les bruns, les gris, les bleus -, comme les visages si différents, asiatiques ou moyen-orientaux.
Mais pas d’illusion excessive : si l’on sourit quelquefois, la guerre est partout, l’armée veille, la police possède les moyens de la répression.
Transanatolia est un ouvrage que tout étudiant en sciences politiques se devrait de posséder, tout député, et tout amateur de bonne photographie ne confondant pas les stratégies de séduction des artistes de l’épate avec le travail de fond, dont témoigne Mathias Depardon.
Mathias Depardon, Transanatolia, préface Guillaume Perrier, texte et entretien Mathias Depardon et Hamit Bozarslan, conception et design Joao Linneu, André Frère Editions, 2020, 208 pages

