« Ce midi-là / la vie était si égarante et bonne / que tu lui as dit ou plutôt murmuré / ‘va-t’en me perdre où tu voudras’ / Les vagues ont répondu ‘tu n’en reviendras pas’ » (Nicolas Bouvier, poème Le point de non-retour, Trébizonde, 1953)
Les amis de Nicolas Bouvier sont très nombreux, et peut-être de plus en plus nombreux.
On célèbre à juste titre le prosateur si fin polissant ses phrases, cherchant le mot exact, l’expression la plus appropriée et inventive, mais l’on méconnaît parfois en lui le poète.
Depuis sa première édition chez Bertil Galland, le recueil Le dehors et le dedans, accompagné au fil du temps de treize nouveaux poèmes, fait l’émerveillement de ses lecteurs.
Dépouillement, humour doux et surprise des formulations font des poèmes de l’écrivain genevois des sortes de kôans zen ouverts à la méditation la plus large.
Le gong a sonné, l’instant se déploie en ondes de mots.
Dans la dernière réédition en date de ce beau volume (la cinquième), la romancière Ingrid Thobois, qui le comprend très bien, écrit en postface : « Le résultat est une confession puissante qui tire toute sa force de l’aveu récurrent de faiblesse. C’est manière oblique de se raconter est en parfaite adéquation avec la philosophie de l’effacement, si chère à Nicolas Bouvier, préparatoire à la mort, et qu’il n’a eu de cesse de décliner en « exercices de disparition » dans la vie en général, dans le voyage en particulier, et dans l’écriture dont elle est pour lui la condition. »
Nicolas Bouvier compose en musicien, s’interroge, n’assène rien.
Evoquant la vie émotionnelle et les turbulences intérieures du poète, Le dehors et le dedans ne joue pas au fier-à-bras, mais expose des fragilités, des doutes, des expériences fondatrices.
Aller vers la transparence, ne surtout pas se monter le bourrichon, ni se hausser du col, être vrai, aller à la rencontre du vide en soi.
« Sur nos écuelles sales, sur nos têtes rasées / et sur nos droguets d’assassins / s’étend le ciel immuablement bleu / parfois du coin de l’œil on l’aperçoit / puis on l’oublie. » (Fermeture du marché, Bosnie, 1974)
L’écrivain se souvient, se réinvente, va au contact de ses sensations passées, cherche la note parfaite, voyage dans l’écriture, au présent de la remémoration.
Espaces du dehors et du dedans communiquent, il n’y a pas l’un sans l’autre, la géographie crée des vagues en soi, le corps est poreux, solaire et inquiet.
Pas de dualisme, mais une complémentarité de l’ordre du tao, un processus ininterrompu d’allers et retours entre l’intime et l’extime, jusqu’à l’évanouissement de ces termes.
En quarante-quatre poèmes, dans un recueil sans cesse repris, Nicolas Bouvier cherche à s’exprimer avec la plus grande franchise, noble et misérable, mouvant, aimant, émouvant, impertinent.
Printemps kurde est un poème magistral, je vous le donne en entier, avec le monde, et contre tous les abrutis damnés qui s’emploient à chaque instant à nous le retirer.
« Il brassait à bons pas la neige fondue / ce fils du Dieu Unique / en grommelant une chanson / il est monté dans la voiture / turban tout de travers / lourde pétoire à la ceinture / et s’est remis à chantonner // Je me souviens / le fleuve était en crue / le ciel gorgé de pluie s’étirait comme une bête / sur d’interminables friches noires / L’outarde, la cigogne / et tout ce que j’ai aimé ensuite / y nichaient déjà en secret // Sur la berge d’en face / pas plus grand qu’un i minuscule / quelqu’un nous adressait des signes / ‘on ne passe plus !’ // L’averse m’a rincé le cœur / elle l’a tordu comme une éponge / alors le seul fait d’être au monde / remplissait l’horizon jusqu’aux bords // C’est l’heure où Belzébuth / n’a plus le choix des armes / et vide les lieux en blasphémant / J’ai vu son landau noir aux lanternes de cuivre / disparaître dans le silence des saules // Mais moi je suis resté / suis resté longtemps là / mes bottes bien ancrées dans le limon doré / rôdeur ensorcelé / trop ébloui / pour oser faire un pas »
Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, Zoé, 2021 – 5ème édition depuis 1982, accompagnée d’une postface inédite d’Ingrid Thobois, 112 pages
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