
©Frédéric Lecloux
« A l’ère du flux d’images en réseaux, du brouillage du sens et des injonctions constamment contradictoires de la modernité, j’ai choisi pour mode d’action la lenteur, posture héritée de mon compagnonnage avec l’œuvre de Nicolas Bouvier. Au plan strictement photographique, ma démarche, à la frontière entre photographie documentaire et tentative poétique, trouve sa raison d’être dans la lenteur de la relation à l’autre, la lenteur du geste photographique issu de cette relation, et la lenteur de diffusion publique du résultat de cette rencontre. » (Frédéric Lecloux)
Il paraît que le cinéma va mal.

©Frédéric Lecloux
Le public déserterait les salles, les plateformes numériques emportant le marché du désir de fiction, la période du confinement ayant modifié les pratiques spectatoriales en accélérant le processus de l’in abstentia.
Pendant deux ans, à l’invitation de la Maison de l’image d’Aubenas et de l’association Les Ecrans de Valence, Frédéric Lecloux a arpenté la Drôme et l’espace ardéchois en observant la façon dont les salles de cinéma, implantées parfois dans des villages très peu desservis, structurent un territoire, en liant à la fois l’intime et le collectif.
Accompagnant ses photographies d’un texte ample rédigé sous la forme d’un journal – un essai à lui tout seul -, son livre Territoires du cinématographe, Journal d’un cinéma de campagne, offre une réflexion passionnante au contact des acteurs d’un art en mutation dans un moment difficile où, au-delà de la diffusion des œuvres pour le plus grand public, celle des films de qualité et des gestes d’auteurs peu médiatisés reste un combat quotidien.

©Frédéric Lecloux
Ce titre bernanosien/bressonien évoquant à la fois le feu et la solitude, le doute et la foi, la transparence et l’opacité, témoigne de l’errance d’un photographe engagé dans un projet malmené par la pandémie, mais rencontrant souvent des personnes de grande densité.
Quelle est la part de la culture en milieu rural – la question se pose aussi en milieu urbain -, de l’ouverture des consciences et les politiques d’hospitalité, alors que la France des campagnes, heurtée par la mondialisation et relativement oubliée par les dirigeants, semble souvent se replier dans un vote sécuritaire/identitaire de protection (voir les dernières présidentielles, analyse à affiner) ?

©Frédéric Lecloux
Nous sommes dans les villes et villages de Buis-les-Baronnies, Les Vans, Le Teil, Montélimar, Valence, Guilherand-Granges, Lussas, Crest, Dieulefit, Lamastre, Aubenas, Thueyts, Saint-Agrève, Saint-Vallier, Saint-Paul-Trois-Châteaux, Saint-Donat-sur-l’Herbasse, Annonay, Cruas, Rosières, Die, Loriol, Nyons, Privas, Vals-les-Bains, Vernoux-en-Vivarais, Tournon-sur-Rhône, Le Béage, Aouste-sur-Sye, Ruoms, Sainte-Jalle, Le Cheylard, Portes-lès-Valence, Mirabel-aux-Baronnies, Villeneuve-de-Berg, Saint-Péray, Burzet, Antraigues, Labeaume, et tout est à décrypter, des architectures des salles, aux affiches, des lumières aux panonceaux de la signalétique, des cabines de caisse aux couleurs des tickets, des parkings aux sous-sols, de la forme des fauteuils à la taille des écrans, de l’organisation des flux de spectateurs à la typographie des noms de salles, des paquets de bonbons aux fresques dans les escaliers, des anciens appareils de projection aux machines ultramodernes.

©Frédéric Lecloux
De quoi procède le désir d’images ?
Comment juger de la légitimité de telle ou telle image documentaire ?
Comment le cinéma joue-t-il un rôle de socialisation dans le tissu rural (projections itinérantes, festivals pointus, résidences) ?
La photographie – à réinventer ? – finirait-elle par convoquer l’ennui de sa forme ?
En Ardèche et dans la Drôme, l’ami d’Arno Bertina se souvient quelquefois, à l’occasion de réminiscences ou de rapprochements fortuits, du Népal qu’il connaît bien (voir son livre Epiphanies du quotidien, Le Bec en l’air, 2017), mais aussi du maître en sagesse et dépouillement Nicolas Bouvier (voir aussi L’Usure du monde, texte de Christian Caujolle, 2008).

©Frédéric Lecloux
Il écrit le 9 août 2021 : « Du mal à faire la part des choses ces jours-ci. L’esprit tendu. La Terre est en feu et sous eau et moi, je photographie toujours le cinéma en Ardèche et en Drôme, parcourant pour cela des centaines de kilomètres dans mon automobile. C’est une belle résidence et je sais gré à mes commanditaires de leur confiance, et j’espère travailler le plus humblement et le plus sincèrement possible. Admettons. Mais tout de même. Une autre partie de moi se demande : à cent vingt grammes de dioxyde de carbone du kilomètre, ce que Frédéric Lecloux pense du cinéma régional est-il encore une question ? Réapprendre à respirer n’est-il pas plus urgent ? »

En fin de volume, dans de très belles nuances de gris, Anne-Lore Mesnage revisite les lieux ayant servi de décor à des tournages dans la Drôme, des célèbres Valseuses de Bertrand Blier au Drôle d’endroit pour une rencontre de François Dupeyron ou au récent L’Avenir de Mia Hansen-Løve.
Tout est vide, minéral, absenté, aspiré par une forme de néantisation douce, tout peut disparaître, tout a disparu, tout peut recommencer.

Frédéric Lecloux, Territoires du cinématographe, Journal d’un cinéma de campagne, texte Frédéric Lecloux, en collaboration avec Anne-Lore Mesnage, 2022, 272 pages

©Frédéric Lecloux / Agence VU’ / Territoires du cinématographe, avec l’aimable autorisation de l’auteur
https://www.fredericlecloux.com/

http://www.anneloremesnage.com/

https://www.becair.com/produit/territoires-du-cinematographe/
