
©Aurore Bagarry
Regards du Grand Paris, publié par les Editions Textuel, restitue la vision de trente-huit artistes sur les mutations actuelles de la périphérie parisienne.
Il s’agit d’une commande nationale inspirée des missions confiées par la DATAR dans les années 1980 à des photographes chargés de représenter le paysage.
Un premier volume paraît, à mi-parcours, ayant comme empan chronologique la séquence 2016-2021.
Six photographes par an environ – six pendant dix ans – sont allés et iront à la rencontre de la nouvelle métropole parisienne.
Des amis de L’Intervalle ont été sélectionnés (Sandra Rocha, Mathias Depardon, Geoffroy Mathieu, Marion Poussier, Marie Quéau, Rebecca Topakian, Hannah Darabi…), et d’autres de grand talent que je n’ai pas encore eu l’occasion de présenter.
Dans ce foisonnement de regards et d’intelligence sensible, j’ai choisi de converser avec Aurore Bagarry sur son projet, ses ambitions, ses recherches en cours.
Comme toujours avec l’amie de Noël Herpe, c’est passionnant.

©Aurore Bagarry
Comment avez-vous été amenée à participer à la commande photographique nationale Regards du Grand Paris ? Comment avez-vous conçu et présenté votre projet à vos commanditaires ?
La commande de l’année 4, à laquelle j’ai candidaté fin 2019, s’intitulait « Quel avenir commun ? » Cela a résonné en moi, car cette interrogation nous invite à une réflexion sur ce qui nous unit dans un instant et un lieu donné, ce qui m’apparaissait alors comme une réflexion sur l’acte photographique. Le projet que j’ai conçu avait pour thème l’eau comme élément observable sur le territoire francilien à travers les âges. L’eau est un élément commun, partagé et a toujours été un enjeu pour les habitants de l’actuel Grand Paris. Il y a pour moi deux temporalités qui se croisent et semblent s’ignorer de prime abord : le temps long de la formation géologique du Bassin parisien et la consommation rapide et bouillonnante de la mégalopole. Bien qu’il s’agît d’une commande, la création et l’élaboration du travail m’ont semblé très libres. J’ai pu ainsi décomposer ce travail sur l’eau en trois temps : l’eau comme ressource (les regards de l’aqueduc Médicis), l’eau comme empreinte géologique (Grand-Paris-Océan) et l’eau comme présage (les constellations aquatiques). Ce cheminement vers la réalisation finale a duré un peu plus d’un an et a été rythmé par les confinements. Pascal Beausse, Clément Postec, les équipes du Cnap et des Ateliers Médicis ont été d’un grand soutien : ils m’ont aidé à prendre confiance face à la fragilité à laquelle on est confronté quand on travaille dans le temps limité d’une commande.

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M’intéresse particulièrement dans votre démarche la très grande cohérence formelle de vos séries, qu’il s’agisse de votre travail sur les glaciers alpins, sur les rives de la Manche (France/Angleterre) ou ici sur la façon dont l’eau, la roche et les végétaux dialoguent dans la série Les Formes de l’eau – Grand Paris Océan, 2020-2021. Comment avez-vous mené vos recherches ? A quelles difficultés vous êtes-vous heurtée ? Qu’avez-vous découvert ?
Mon sujet me paraissait d’abord trop ambitieux et vague, c’est par la pratique sur le terrain et par les rencontres qu’il s’est petit à petit épaissit, stratifié et ramifié. J’ai commencé par photographier les regards, qui sont des points d’accès à l’aqueduc Médicis, reflets de l’eau comme enjeu politique et de pouvoir. Ce travail sur ces petits monuments du XVIIe siècle perdus dans les villes modernes de la banlieue méridionale de Paris m’ont donné envie de poursuivre plus loin mes recherches sur les traces de l’eau dans la mégalopole et de me tourner vers son passé océanique immémorial. Le monde de la géologie parisienne est d’une grande générosité. J’ai pu ainsi rencontrer les cataphiles du Spéléo Club de Paris et du Val-d’Oise, les exploitants de la carrière de Cormeilles, la technicienne de la réserve géologique de Vigny, l’équipe de l’Inspection Générale des Carrières, le conservateur du Musée de minéralogie MINES ParisTech, les paléontologues et géologues du Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN). Grâce à tous ces échanges, j’ai pu élaborer un répertoire de sites et de roches d’origines maritime, lacustre ou fluviatile comme le grès, la craie, le calcaire lutétien, le gypse, la silice… Juxtaposer, mettre en regard des images, inventorier, la photographie m’a permis de composer au fur et à mesure un répertoire de formes de l’eau en Ile de France : de Fontainebleau à Mantes-la-Jolie, des collections du MNHN aux anciennes carrières du Val-d’Oise, pour terminer par les constellations aquatiques.

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Comment pensez-vous la chromie ? Il y a très grande unité de couleur entre nombre de vos images depuis vos débuts comme artiste-photographe.
Outre les recherches lumineuses et chromatiques lors de la prise de vue, je suis heureuse de travailler avec un grand tireur, Guillaume Fleureau, de la Chambre Noire. Le travail au laboratoire est pour moi l’aboutissement des recherches colorées sur le terrain. Trouver et faire vivre les couleurs présentes dans les strates des négatifs par les outils numériques est un enjeu qui me passionne.
Vous considérez-vous comme une photographe plasticienne ?
L’image photographique porte en elle, comme l’a théorisé Arnaud Claass, un « effet de réel » qui nous perturbe et nous interroge sur ce que l’on est en train de regarder. Si le terme plasticien est ici entendu comme forme, il fait signe vers l’idée qu’une image est avant tout une construction et procède de choix esthétiques. C’est toute l’ambiguïté de la photographie, d’être à la fois « collée » au réel et d’être une composition. C’est pourquoi j’aime l’idée de jouer avec cette tension entre l’image comme document et comme forme par des choix de gros plan sur la matière, l’ajout de légendes, le travail de la couleur, la sérialité… La chambre participe de cette esthétique documentaire, d’une part parce qu’elle impulse un certain recul par rapport au sujet, l’appareil est posé sur un trépied, loin du corps, et d’autre part par le choix de cadrages plutôt frontaux et d’une lumière homogène.

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Les notions d’inventaire, de sérialité et de variations sur un même thème conduisent-elles votre approche de la réalité ?
Pour ce projet, j’ai rencontré le géologue Patrick de Wever, professeur émérite au MNHN, les paléontologues Didier Merle et Alan Pradel, Maîtres de Conférences et chargés de collection au MNHN. C’est une chance de pouvoir travailler avec ces scientifiques qui œuvrent pour la préservation des sites géologues d’Ile-de-France. Il s’agissait pour moi de replacer ce projet dans un contexte scientifique et historique. L’étude des coquilles fossiles du Bassin de Paris pousse Lamarck (1744-1829) à rejeter l’idée d’un Déluge, d’une catastrophe pour s’inscrire au contraire dans un temps long. II remet en cause la fixité des espèces, et promeut le concept d’une « révolution lente ». Pour Cédric Grimoult, « selon Lamarck, les reliefs et les habitants de la Terre se transforment tout en ayant l’air d’être toujours les mêmes. » Dans son Hydrogéologie, Lamarck évoque les changements qui se produisent « avec un espace de temps d’une durée en quelque sorte immense » [Lamarck, Hydrogéologie, Paris, chez l’auteur, an X, 1802, cité par Cédric Grimoult, Lamarck et Cuvier en Révolution, Arts et Savoirs, 2019]. C’est ce temps infini, ce lent passage d’une forme à une autre théorisé par Lamarck qui a pour moi un grand intérêt esthétique à l’heure de la modernité et des villes tentaculaires contemporaines.

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Y a-t-il chez vous, à l’instar des travaux de Guillaume Bonnel, comme la constitution d’une grammaire des formes ?
J’ai privilégié une approche typologique et une homogénéisation des formats afin de créer un principe d’équivalence entre les différents sites photographiés dans un soucis de cohérence pour le spectateur. Cependant, ce projet d’atlas des formes de l’eau est aussi une recherche personnelle. Il ne s’agit pas vraiment d’une grammaire ou d’une grille de lecture sur la géologie du Bassin de Paris, ce travail est aussi de l’ordre de la métaphore. Pour la série qui porte sur l’Aqueduc Médicis, il s’agissait pour moi, par la marche, de suivre les regards qui le composent : je suis partie de Paris en passant par Gentilly, Arcueil, Cachan, Fresnes, l’Haÿ-les-Roses et Rungis. L’inventaire de ces édicules était un prétexte pour cheminer dans cette mégalopole tentaculaire et s’interroger sur la dimension politique de l’eau.

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Qu’est-ce que l’aqueduc Médicis sur lequel vous avez travaillé ? Où se situe-t-il ?
La fonction des aqueducs franciliens est d’approvisionner les habitants de la capitale en eau potable. L’aqueduc Médicis est, sous l’ancien régime, un symbole de l’inégalité de l’accès à cette ressource et, aujourd’hui, de l’artificialisation des sols. Il a été construit en 1612 par Jean Coingt sous l’impulsion de Marie de Médicis. Il prend sa source au carré des eaux de Rungis pour aboutir au palais de la reine, dans le jardin du Luxembourg, à Paris. Vingt-sept regards rythment à intervalles réguliers cet aqueduc. Les regards sont des puits ménagés pour permettre la visite et le contrôle de l’eau. L’aqueduc fut l’incarnation d’une répartition injuste de cette ressource et d’un grand mécontentement populaire. En effet cette eau était distribuée en priorité aux fontaines royales du Luxembourg, puis au clergé et enfin modestement aux habitants de la région. Aujourd’hui, l’aqueduc fonctionne encore et approvisionne le parc Montsouris, mais son eau est devenue impropre à la consommation du fait de l’urbanisation du Val-de-Marne.
Mon intention était de parcourir les trois grands aqueducs franciliens : Médicis, la Dhuis et les sources du Nord. Ils permettent d’aborder d’une manière radiale, en partant de la périphérie vers le centre, les dimensions sociales, urbaines et symboliques de l’eau. J’ai choisi de photographier les regards car ce terme est polysémique : il désigne à la fois un mouvement des yeux porté volontairement sur un objet mais aussi une ouverture pour surveiller. Ils sont fermés et parfois surmontés d’un édicule. J’ai réalisé plusieurs grandes marches et photographié une cinquantaine de regards. Pour l’exposition, j’ai gardé un extrait de la série sur l’aqueduc Médicis, car, de par son histoire et son ancienneté, il me paraissait exemplaire.
Pourquoi avoir photographié la voûte céleste alors que vous vous intéressez à l’eau et aux sous-sols ?
Il existe plusieurs constellations qui se réfèrent à l’eau et à l’océan, ce sont des animaux fantastiques, marins et mythologiques. A l’instar de ces articulations célestes, l’eau peut être interprétée, elle est un présage. Elle nous invite à regarder vers les étoiles. Par analogie, cette dernière partie permet d’opérer un retournement, un miroir ou un écho vers les premières images géologiques et les constructions humaines qui composent mon corpus final.

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N’y a-t-il pas dans votre regard sur le Bassin parisien quelque chose de l’ordre du mythe, du mythique, du mythologique, voire de l’archétypal ?
L’eau est un élément paradoxal qui crée de la vie et peut la détruire, telle une spirale. La fontaine Médicis où figure le groupe statuaire Polyphème surprenant Galatée dans les bras d’Acis, du sculpteur Auguste Ottin, nous alerte sur la dimension mythologique et métaphorique de l’eau : Galatée transforme le sang d’Acis en rivière. Je trouve également qu’il y a un lien intéressant entre la photographie argentique et l’eau. Le celluloïd de la pellicule, les colorants, le développement ont des caractéristiques chimiques aqueuses et donnent un sentiment de fluidité tout en figeant un instant. L’eau est un élément difficile à représenter et à circonscrire pour un photographe : il y a un va-et-vient entre l’eau comme objet esthétique et objet scientifique.
L’eau est très peu présente dans mes images. Ce sont davantage ses traces qui sont mises en lumière. Il me paraissait intéressant de déconstruire l’idée nostalgique ou idyllique d’une eau originelle, parfaite et pure pour essayer de l’appréhender comme processus et comme mouvement. Les traces sédimentaires laissées par les anciens océans qui sculptent nos paysages contemporains témoignent de ce passé complexe. L’eau passe d’une forme à une autre forme, elle porte des imperfections, elle est le fruit d’un lent processus. En composant un atlas photographique par strates, mon idée était de montrer qu’il n’y a pas de bon passé ou de mauvais futur, mais que l’eau est une ressource qui nous pousse à nous adapter.

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Pourquoi ai-je l’impression d’entendre un grondement intérieur dans vos images, comme un craquement, une poussée tellurique ?
Votre question sur la photographie comme son m’évoque Pantagruel et Panurge, dans Quart Livre de François Rabelais, où ils abordent des îles singulières, dont l’une enferme des Paroles Gelées. Les paroles acquièrent une réalité matérielle de glace ou de neige « des dragées perlées de diverses couleurs », elles deviennent visibles, détachées de leur émetteur, elles ont une beauté. Quand elles fondent, les sons sont libérés : « des paroles bien piquantes, des paroles sanglantes, des paroles horrifiques et d’autres assez mal plaisantes à voir ». Le son devient matière. Avec le lent travail de l’érosion, les couleurs, les matières, les reliefs et les creux des roches révèlent des indices précieux pour comprendre l’histoire aquatique du Bassin de Paris. Ces vestiges géologiques semblent, par leurs formes étranges, être en mouvement. Pour moi, à l’instar de la métaphore de Rabelais, la photographie agit comme un acide et fait apparaitre ces paysages millénaires en latence.

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Quels sont vos projets actuels ?
Je suis actuellement dans les Pyrénées Orientales, près la frontière espagnole et réalise avec des anciens un projet sur la mémoire et le paysage dans le cadre de la commande Radioscopie du Coronavirus portée par le Ministère de la Culture et la BNF.
Propos recueillis par Fabien Ribery

Regards du Grand Paris, Commande photographique nationale 2016-2021, œuvres de Camille Ayme, Julie Balagué, Aurore Bagarry, Sylvain Couzinet-Jacques, Raphaël Dallaporta, Hannah Darabi et Benoît Grimbert, Gabriel Desplanque, Mathias Depardon et Guillaume Perrier, Alassan Diawara, Patrizia Di Fiore, Sylvain Gouraud, Julien Guinand, Gilberto Güiza-Rojas, Lucie Jean, Karim Kal, Mana Kikuta, Assia Labbas, Lucas Leglise, Geoffroy Mathieu, Olivier Menanteau, Francis Morandini, Baudouin Mouanda, Khalil Nemmaoui, Marion Poussier, Marie Quéau, Maxence Rifflet, Sandra Rocha, Po Sim Sambath, Luise Schr.der, Alexandra Serrano et Simon Pochet, Anne-Lise Seusse, Bertrand Stofleth, Zhao Sun, Chenxin Tang, Rebecca Topakian, textes de Romain Bertrand, Meriem Chabani, Emanuele Coccia, Kaoutar Harchi, Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes, Axelle Grégoire, Editions Textuels/Centre national des arts plastiques/Ateliers Médicis, avec le soutien de l’ADAGP, 2022, 272 pages
https://www.editionstextuel.com/livre/regards_du_grand_paris

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Expositions Regards du Grand Paris aux Magasins généraux à Pantin, du 24 juin au 23 octobre 2022, au musée Carnavalet – Histoire de Paris et dans l’espace public du Grand Paris
Aurore Bagarry est représentée par la galerie Sit Down (Paris)