Cheminant en estranges terres, par Claude Favre, poétesse, performeuse

« N’imagine, les disparus, errants, perdus, les poursuivis, les contrôlés, aimant, les ombres et les enfants de Deligny. Ceux du bord, boue de l’eau. Les vagabonds, aimant. Déserteurs de clans. Fouteurs de vie en l’air. Qui s’arrachent. Arrachent. A tout bout de champ. Rayés de la carte. Mais les vrais noms ne sont pas sur les cartes. Et les bateaux quittent vraiment les quais. D’aucuns jamais ne reviennent jamais. Péris. En mer, en désespoir, en vie. Péris pour la fortune. Tranchées cales métamorphoses. Conteneurs sans air, boues des soutes, asphyxiés, au fond noyés, foutus au fond, mourus, muets. Ou sous le galop d’un cheval siècle devenu fou, fou. Fou cavalier aux désirs fous. Par les étranges terres, les étranges aventures quérant. »

Le titre du recueil de Claude Favre publié avec grand soin par les Editions Lanskine est sublime, Ceux qui vont par les étranges terres / Les étranges aventures quérant.

Ces mots évoquant les chevaliers recherchant le Graal ont été écrits par Chrétien de Troyes.

Aujourd’hui, dans une épopée inversée, afin de leur redonner noblesse et grandeur quand nous ne les voyons plus que comme des réfugiés, cette formule pourrait désigner les héros anonymes en migration, fuyant les guerres, les persécutions ou/et la détresse économique.

En de courts paragraphes de prose poétique, conçus comme des blocs, pierres d’achoppement sur la route de l’oubli,  Claude Favre rend hommage aux invisibles, aux ignorés, aux méprisés risquant leur vie pour tenter de rejoindre une terre plus favorable.

« Dire ceux qui, par les étranges terres, dans d’étranges vertiges, s’évanouissent. Nous perdent, à jamais. »

Il faut trouver un récit, un chemin, des lignes de lucidité dans l’obscurité.

« A peine, à presque. De la mémoire, parfois. Quelques images. A brûle-pourpoint, surgissent. Est-ce que les mots disparaissent si on ne les prononce pas. Et les choses, et les faits changent-ils si on ne les raconte pas. Est-ce que les fantômes les portent incessamment, peaux d’ours sur paupières blessées. Ou à la bouche. Et les fantômes, est-ce qu’ils traquent nos marges. »

Les verbes s’absentent parfois, il faut aller au plus vite vers le noyau de l’être.

Comme une prière impromptue, urgente.

Demander à chacun son nom, et le nom derrière le nom.

Flux des proscrits de tous les temps.

« Des idiots dans les granges. Des femmes déchirées. N’imagine. Des bouches qui bavent. Bêtes à manger du foin, à vendre ses enfants, à commettre des crimes, pour vivre on dit, survivre. N’imagine, n’imagine. »

Il faut écrire contre l’impossible, parce l’impossible, parce que n’imagine.

On pense à Jacques-Henri Michot (Un ABC de la barbarie, Al Dante, 1998), à la biopolitique, à Michel Foucault, à Judith Butler.

« N’imagine, ceux qui, par les étranges terres, dansent, à vive lutte. Dansent. Par effroi parfois tailladent les nuits de rires et chantent et dansent. Dansent, sur la longue route. Les poursuivis, les contrôlés. Dépouillés de. Nus. Désinfectés et choses, vêtements jetés, désinfectés. Ceux qui, masque sur la bouche désinfectent. Et toujours, ont des mots, toujours. N’imagine pour les fous les mots en bouche panique. Loin des clans et leurs petites choses. Eux, accroupis dans le soleil. »

Vie nue (Agamben).

Bêtes.

Ombres.

Fosses communes.

« On appelle les Palestiniens vivant sur le territoire d’Israël les présents-absents. »

Cris.

Prisons.

Blessures.

« N’oublier, ceux qui connaissent les zones grises. »

Faim.

Froid.

Brûlure.

« Il existerait un peuple sans trace. »

Abandon.

Cargaison humaine.

Frontières.

« Par les étranges terres, ne se perdent pas quérant, quand d’aucuns jamais n’en reviennent jamais. Ou plus ombres que leur ombre. Parfois totems. »

Face à la détresse, à l’absence, à la violence, Claude Favre a imaginé le poing fermé des noms et des mots entremêlés.

Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres / Les étranges aventures quérant, Editions Lanskine, 2022, 88 pages

https://www.editions-lanskine.fr/

https://www.leslibraires.fr/livre/21398382-ceux-qui-vont-par-les-etranges-terres-les-etran–claude-favre-lanskine-ed?affiliate=intervalle

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Claude Favre dit :

    Un très grand merci Fabien Ribery pour ceux qui cheminent, pour les invisibles, les malmenés, leur courage. Vous lire écrivant penser à Jacques-Henri Michot me donne forces pour continuer ce travail. Abonnée à votre blog, quelle belle surprise m’avez-vous offerte. Merci.

    J’aime

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