Et ta nuque est percée, par Laura Vazquez, écrivain

Pierrette Bloch

« J’ai la gorge qui chauffe. »

Il est rare d’entendre une voix, neuve, dénuée d’affectation, de pure musique.

Au dernier Banquet du Livre de Lagrasse (Aude, été 2022), une poétesse est apparue, calme, concentrée, déterminée.

Il y avait un micro, la nuit était très noire, la cloche de l’abbaye voisine, jouant du tympan, trépanait le silence.

Seule en scène, Laura Vazquez performait ses textes, son épopée inédite, ses blocs de vers étranges et percutants. 

« j’ai parlé deux fois à dieu par message / j’ai parlé / un jour à une tempête / déjà je me suis senti comme un parking »

Pour la découvrir, trois livres sont disponibles, la réédition chez Cheyne Editeur du coup d’envoi, coup de maître, La Main de la main (première publication 2014, prix de la vocation), l’anthologie (2014-2021) Vous êtes de moins en moins réels (Editions Points, 2022), et le roman impressionnant La Semaine perpétuelle (Editions du sous-sol, mention spéciale du prix Wepler, 2021).

Née en 1986, ayant grandi à Perpignan et vivant à Marseille, Laura Vazquez, yeux noirs, chignon noir, casquette noire, ne joue surtout pas aux femmes savantes, mais sa poésie, éminemment singulière, l’est, dont les images, volontiers surréalisantes, disent l’archaïque et le commun, la cruauté et le salut par la bande, ou l’innocence, ou l’idiotie sainte.

La mort est omniprésente, mais aussi la folie, et tout ce qui échappe aux tentatives d’arraisonnement par la plate logique ordinaire.

Une citation de Clarisse Lispector ouvre La Main de la main : « Je ne peux pas regarder trop longtemps un objet sinon il me fait exploser. »

Une explosion qui est celle, au fond, de notre visage chaque matin, lorsque nous le surprenons par mégarde – il n’a pas encore eu le temps de se masquer – dans le miroir de la salle de bain.

Laura Vazquez invente une poésie faite d’énigmes métaphysiques s’élaborant à la lisière du fantastique, et de questionnements identitaires.

Qui parle ? Qui est je ? Qu’est-ce qu’un visage ?

Qu’est-ce qu’un corps ?

Les formes ne se posent-elles pas sur nous, sur nos os comme sur notre langue, à la façon d’un sortilège ?

Le poème La forme de ma forêt est sublime : « Le premier matin de ma vie, / la guêpe est venue dans ma bouche. // Alors, / j’ai senti les peaux / se tordre sur mon ventre. // J’ai senti ma figure / se fixer à mes yeux, / se coller à ma langue, / s’accrocher à mes dents. // Alors, / j’ai senti les cheveux / s’attacher sur mon crâne, / j’ai couvert, recouvert, la forme / de moi-même. // Alors, / j’ai senti les buissons / dans mon ventre, / les renards dans mes seins, / les pieuvres dans mon cou, / les orties, / les graviers. // J’ai senti le volcan. // Alors, / j’ai senti les épines / et les ronces. // J’ai senti la forêt. // Les prairies de mon ventre. // Alors, / je me suis assise / et la nuit est venue sur moi. / Et la nuit m’est venue de face. / Et la nuit m’a cassé les yeux. // Alors, / je me suis couchée / et la nuit n’a rien voulu dire. »

L’anaphore est ici de l’ordre la tombée d’une gouttelette de réveil dans le cerveau d’un somnambule.

Laura Vazquez dit je, tu, on, il y a, c’est, ce qu’il, ta, celles, il, me.

« Dans la nuit un fantôme a pénétré l’utérus / d’une personne et la fantôme est devenu un enfant / puis il est devenu toi et moi »

La polysyndète, les accumulations, les répétitions, les métaphores structurent des pensées trouées de doutes et d’intuitions fulgurantes.

Poème La maladie des pierres : « Des pierres veulent rentrer dans mes yeux, / elles veulent perforer mon estomac, / des pierres et toute une falaise veulent perforer / mon cœur et mon estomac. // Elles veulent me faire des plaies dans les bras, / je sens que des pierres veulent casser mes joues / et mes jambes. // Elles portent mille couronnes sur leur tête. // Elles brillent, / Elles sont pâles aussi, / je n’ai pas peur des pierres. » 

Incarnation, circulation, ronde du sens – pas de reste, mais un continuum dans la nomination -, métamorphoses.

« Tu entends les ambulances ? / Et tu entends les mouches / qui lavent les morts ? »

L’inquiétante étrangeté hameçonne notre vie intérieure, la bouche est un muscle, et la parole une salive crachée, murmurée, déposée dans, sur, une autre salive, ou les yeux du lecteur. 

« n’importe quel poumon mémorise continuellement tous les poumons du monde »

Il y a chez Laura Vazquez des récurrences de thèmes, une condensation dans les visions : l’aiguille / la chute / le nombre / les organes / les bébés / la honte / le visage / le crâne.

Pas d’érotisme ou de pansexualisme chez elle, mais du squelette, des glaires, des globes oculaires fendus en deux, en quatre, en douze.    

« Je mets mon regard dans un microscope / pour t’aimer minutieusement. »

Laura Vazquez a-t-elle existé avant d’écrire ? Rien n’est moins certain.

La naissance eut lieu dans l’écriture, dans la stupeur et l’évidence de l’atomique des mots assemblés-éclatés créant des constellations d’images.

Le mythologique, le chaosmos, la cosmogonie des entités inconnues.

On mange des fœtus, on assassine, on rêve de mourir sur les genoux de sa mère.

« Je réfléchis depuis longtemps / A la forme maximale de cruauté / Mais je n’ai rien trouvé d’autre qu’une journée / et une nuit et une autre journée et une autre nuit / Tu vois ce que je veux dire / Tu vois ce que je veux dire // C’est l’histoire d’un moine qui ouvre la bouche / et qui ne dit rien / Mais il a son visage »

Leçon majeure : « Ce n’est pas parce que vous êtes mort une fois que vous ne mourrez plus »

La terre nous avale, comme elle engloutit la vermine, et les peignes, et les cartons de pizzas, et les planches de surf, et les dessins d’enfants.

« Bientôt nous n’aurons plus la force de prononcer / les consonnes / C’est sûr »

Ian Curtis (exergue du recueil Oui) s’insurge : « Quelqu’un aurait pu changer quelque part quelque chose. »

La semaine perpétuelle est l’histoire d’une famille terriblement névrotique médiatisant ses rapports par le truchement d’internet, des post, des images, des clics, des textos.

Une mère a disparu, une grand-mère se meurt (son lavement aura lieu au dernier chapitre), un père nettoie sans cesse sa maison à l’aide d’une éponge – pour qu’elle ne s’écroule pas -, Salim écrit à son ami Jonathan, Sara, sa sœur, se plaît à vivre essentiellement allongée.

Chacun touche son écran.

« Le père nettoyait les mains de son fils sur le téléphone. Il dit : A force de baisser la tête sur cet appareil, tes organes vont descendre. Ils vont descendre par la bouche et tu vas vomir tes organes. Vous allez tous vomir vos organes. Tu regarderas les informations et les présentateurs diront : Ils perdent leurs organes, ils les vomissent. »

Ecrites sur des pages noires, les têtes de chapitres sont des coupes verbales saisissantes : « Libère du stress sous forme de chiennes », « Exprimer la gaieté par un mouvement de la bouche accompagné d’expirations saccadées plus ou moins bruyantes », « 999 bols éclatés », « La colline brillante », « Ouais ouais ouais ouais ouais ouais ».

La semaine perpétuelle est un conte pour adultes, pour adolescents, pour bébés ayant déjà tout compris.

Salim aime sa grand-mère, et lui déclare sa flamme : « Il lui disait : Je te mettrai dans un berceau, un jour je te couvrirai de feuilles. Je plongerai à l’intérieur d’une personne saine, je lui prendrai son estomac, je lui prendrai le cœur, le cerveau, je prendrai tout. Je te mettrai de nouveaux organes, propres, neufs, je te ferai un corps nouveau. Je vais faire cuire ton sang mamie pour recommencer ta vie. Je vais faire une pâte avec tes os, je te modèlerai. Tu seras comme un bébé en or de 3 millimètres dans mes bras. Et si quelqu’un veut t’empêcher d’exister, je lui casserai les doigts une fois par semaine. Et quand ses doigts seront guéris, je les casserai une fois par jour jusqu’à la fin de temps. Je te mettrai dans un landau et je te pousserai partout dans ce monde bizarre. »

Par la langue, par l’inouï de ses images, par ses tableaux de plusieurs pages, Laura Vazquez invente un territoire nouveau, superbe et grotesque, impossible et terriblement contemporain.

De bon conseil, le père envoie des mails à ses enfants : « Des personnes entreront dans votre vie, ensuite elles disparaîtront sans raison spéciale. Ne cherchez pas les raisons spéciales. »

Dans La semaine perpétuelle, on égorge, on lave à fond, on regarde des images de bombes, on va dans la terre noire, on cherche le soleil.

Le collège ? « En cours, sur le tableau, un professeur avait écrit : J’ai envie de le faire souffrir. Mais il s’était corrigé, et il avait écrit : Trouver le complément d’objet direct. »

La semaine perpétuelle est un livre de visions, de réflexions radicales, de fragments juxtaposés et liés, comme à l’époque du démantèlement du monde, comme à l’époque où un père laisse un cœur sous la vidéo de son fils, comme à l’époque des émojis de chiens blancs et de femmes âgées.

« Des bêtes vivent sur nos visages. Comme elles sont minuscules, on ne peut pas les voir. Chaque jour, sur nos visages, il se passe des drames, il se passe des guerres, des catastrophes. Les bêtes se tuent sur nos visages, elles se trahissent, elle se supplient. Des bêtes se réunissent en cercle autour du nez, elles exécutent une autre bête. On ne sait pas ce qui se passe. Les bêtes font des procès sur nos visages, elles se condamnent, elles s’entretuent. Quand elles n’ont plus d’espoir, des bêtes sautent de nos visages, elles se suicident. Parfois, c’’est une journée normale sur le visage de n’importe qui. Les bêtes vont au travail, elles marchent, elles cuisinent, elles s’occupent de leurs enfants. Elles ont des vies, des histoires, mais on ne les sent pas, on ne se sent rien sur le visage. On ne sait pas ce qui se passe. On ne comprend pas les êtres qui vivent sur notre vie, on ne les connaît pas. »

Ce morceau de bravoure, qui pourrait être un monologue de théâtre, est d’une auteure, chacun l’aura compris, que la société en sa charge de glu ne réduira jamais.

Laura Vazquez, La Main de la main, Cheyne Editeur, 2022, 62 pages – deuxième édition

http://www.cheyne-editeur.com/index.php/prix-de-la-vocation/author/182-vazquez-laura

Laura Vazquez, Vous êtes de moins en moins réels, anthologie 2014 – 2021, collection dirigée par Alain Mabanckou, Editions Points, 2022, 332 pages

https://www.editionspoints.com/ouvrage/vous-etes-de-moins-en-moins-reels-laura-vazquez/9782757895566

Laura Vazquez, La semaine perpétuelle, Editions du sous-sol, 2021, 322 pages

http://www.editions-du-sous-sol.com/auteur/laura-vazquez/

Laura Vazquez sera pour une année, dès septembre 2022, pensionnaire à la Villa Médicis (Rome)

https://www.lauralisavazquez.com/bio.html

https://www.villamedici.it/fr/residences/laura-vazquez/

Laura Vazquez et Roxana Hashemi codirigent la revue Muscle

https://revuemuscle.com/

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