Nadja, ses yeux de fougère, par André Breton, et Martine Chapin, écrivains

« Pour André Breton et ses amis surréalistes, le sentiment demeure pourtant que c’est dans la rencontre que sonne l’Heure et se profile la Merveille. » (Georges Sebbag)

Dans l’esprit des précédents et très beaux catalogues d’exposition consacrés à une œuvre littéraire (Salammbô, Giono, Joris-Karl Huysmans, Genet), les éditions Gallimard publient, sous la direction de Sylvain Amic et Alexandre Mare, Nadja, un itinéraire surréaliste, livre accompagnant une exposition au musée des Beaux-Arts de Rouen.

Nadja, c’est Léona Delcourt, fréquentée quelques jours par André Breton, qui en fera la trouble fée d’un livre essentiel pour l’histoire de la littérature française.

Ecrit en 1927 au manoir d’Ango à Varengeville-sur-Mer, en Normandie, dans la proximité physique de l’ami Louis Aragon qui réside non loin, au « Haut-Mesnil » avec sa compagne Nancy Cunard et Lise Meyer (il compose alors le fameux Traité du style), Nadja fait la part belle aux images (il y en a 45 dans l’édition originale de 1928) et aux expérimentations verbales les plus électriques.

« J’ai vu ses yeux de fougère s’ouvrir le matin sur un monde où les battements d’ailes de l’espoir immense se distinguent à peine des autres bruits qui sont ceux de la terreur et, sur ce monde, je n’avais vu encore que des yeux se fermer. »

André Breton n’a cessé toute sa vie – telle est au fond sa morale la plus haute – d’accueillir et rechercher ce monde « défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences », faisant comprendre que les destins sont liés au-delà de la causalité et de la rationalité ordinaires.

Colligeant des documents de toutes sortes – tableaux, sculptures, dessins, objets, photographies -, Nadja, un itinéraire surréaliste est un livre passionnant où l’on croise les principaux protagonistes du mouvement magnétique (Paul Eluard, Man Ray, André Masson, Max Ernst, Louis Aragon, Robert Desnos) de libération de l’inconscient et des rêves, suprêmement attentif à ce que Breton désignait comme des « hasards objectif ».

Rencontrée rue Lafayette, Nadja est d’abord pour le piéton de Paris André Breton une apparition confirmant la dimension cryptogrammatique de la vie.

Devant le jet d’eau d’un bassin des Tuileries, la jeune femme prononce en pleine nuit des phrases qui évoquent immédiatement à l’homme qu’elle vient d’embrasser les pages d’un ouvrage de Berkeley qu’il lisait peu de temps auparavant, comme si tout résonnait, s’accordait, s’épousait.

Il est exaltant de se rendre compte à quel point notre vie nous échappe et répond à des nécessités supérieures, comme si tout n’était qu’une vaste annonciation voilée.  

On a pu critiquer ou se lasser des expérimentations et enfantillages (quelquefois) surréalistes, pourtant, quel esprit de fête ! quelle liberté ! quelle croyance en l’érotique de l’existence ! quels jeux supérieurs ! quelle quête du miracle des coïncidences !

Mais Nadja, « véritable sphinx », ayant emprunté son nom à Nadja la danseuse aux seins nus, « une Américaine dénommée Béatrice Wanger, précise Georges Sebbag, qui se dévoilait et virevoltait sur la scène du Théâtre ésotérique », n’était pas, ou pas tout à fait, et même quelquefois pas du tout, Léona Delcourt, née en 1902 à Saint-André-lez-Lille, qui sera internée en asile psychiatrique [à Bailleul] de mars 1927 jusqu’à son décès en 1941 – elle y mourut de faim et de privation de soins comme tant d’autres indésirables pour le régime eugéniste.

Des dessins et lettres de Léona Delcourt ont récemment été découverts, qui nous permettent d’aborder avec complexité et admiration le parcours d’une femme qui fut, selon Nicolas Mayer-Rossignol et Laurence Renou, qui signent l’envoi du catalogue, « une amoureuse, une magicienne et poétesse véritable. »

« L’état vacillant de Léona Delcourt, l’aura de l’écrivain, ont été les déterminants d’une fascination réciproque dans laquelle les deux protagonistes n’étaient pas sur un pied d’égalité. Chacun pourra s’en convaincre en lisant leurs échanges épistolaires où s’expriment des préoccupations dissymétriques. Cependant, l’éventuelle polémique quant à l’inconséquence de Breton, tiennent à préciser Sylvain Amic et Alexandre Mare, à l’égard d’une jeune femme qui allait être internée quelques semaines après la fin de leur relation et jusqu’à son décès en 1941, nous semble avoir été purgée par les travaux érudits de plusieurs éminents spécialistes [lire Georges Sebbag et Hester Albach] que rien n’est venu éclairer d’un jour nouveau. S’il fallait établir une culpabilité, elle est probablement à rechercher bien plus du côté d’une trajectoire antérieure chaotique ponctuée de nombreux traumas, d’une psychiatrie coercitive, d’une institution hospitalière défaillante, sans oublier l’abandon des hospices par les pouvoirs publics pendant l’Occupation. »

L’aura de Nadja grandit, mais Léona se perd, est perdue, et, maltraitée par l’institution psychiatrique incapable de reconnaître ses pouvoirs médiumniques, s’enfonce dans la maladie mentale.

Dans un petit livre inattendu, Moi, Nadja, qui est aussi un éloge de Paris, Martine Chapin, auteure vivant à Douarnenez, cocréatrice avec Alain Eudot de la désormais renommée La chambre claire Galerie, a décidé, non de réhabiliter « l’âme errante » si chère à Breton, mais de la retrouver, de la réinventer, comme une amie, ou un double d’elle-même.

Nous l’entendons s’exprimer à la première personne, et lisons les pages de son récit autobiographique rédigé en cachette dans sa chambre de l’hospice de Bailleul.

A travers ses mots se donne à lire le destin d’une femme ayant dû abandonner sa petite fille à ses parents pour trouver un travail à Paris, d’abord comme employée de maison, puis comme couturière.

Une femme modeste et rare allant au théâtre à Lille avec son père souffrant de dépression, et découvrant plus tard, une fois montée à la capitale, le mot « suffragette », le plaisir avec les hommes, et les dangers des avortements clandestins.

Une femme abordant la vie avec courage comme une série d’épreuves initiatiques, déclarant, lucide : « Un mal-être naturel nous suffoque dans cet espace familial supposé nous protéger. »

Une femme, toutes les femmes.

Fréquentant le café Véry, lisant Rimbaud et Baudelaire, perdant dans des circonstances dramatiques des amis proches, Léona Delcourt pourrait être appelée Mélusine ou Galatée ou Aléthéia.

Première rencontre avec Breton, qui lui offre Les Pas perdus : « Il me dit son nom, se prétend écrivain. Tous ces Parisiens que je rencontre ont toujours des professions qui n’en sont pas vraiment. Mais de quoi vivent-ils ? Sont-ils tous rentiers, roulant sur le dos de la fortune de leurs ancêtres ? Comment peut-on gagner sa vie en écrivant des livres ? »

Le grantécrivain (Dominique Noguez) est décrit comme un homme élégant, féminin, convenable, ne manquant pas de retrouver son épouse, Simone, à l’heure convenue par la bienséance conjugale.

« Son visage, ses yeux, ses mains m’obsèdent. Je sens sa présence comme une hyène étendue sur le tapis, au pied de mon lit, veillant à ma lecture. »

Plus loin, dans ce qui constitue l’un des plus beaux passages du livre, cette ruse féminine, qui est une ultime protection avant que de sombrer dans l’amour fou : « Je lui dis que je dois rentrer. C’est mercredi 6 octobre, j’ai rendez-vous avec mon oncle. L’hameçon a marché, il me propose de me raccompagner. Dans le taxi, je lui joue la fille qui n’en peut plus et qui le désire. Il m’embrasse longuement. Je le mets en garde sur le pouvoir et la fascination qu’il exerce sur moi. Il ne semble pas comprendre ce que je dis. Il m’invite à dîner. Le Manifeste du surréalisme que j’ai rapidement feuilleté me revient en mémoire. Je lui dis que je suis « Hélène » celle qui le hante. Cette Hélène qui est en toute femme, celle qui parle, qui se laisse autant envahir par le langage que par son désir, sa facilité à s’abandonner derrière le masque des mots, celle qui ne se laisse jamais prendre, mais qui se donne entière dans sa fragilité au bord de la déchirure. »

Elle écrira à André Breton le 30 janvier 1927, de la pension de la rue Becquerel où elle loge : « je me sens perdue si vous m’abandonnez. Car tout le reste du monde m’est devenu l’inconnu. »

Car tout le reste du monde m’est devenu l’inconnu. 

Nadja, un itinéraire surréaliste, sous la direction de Sylvain Amic et Alexandre Mare, textes de Georges Sebbag, François Buot, Jacqueline Chénieux-Gendron, Damarice Amao, Isabelle Diu et Bérénice Stoll, Hester Albach, Jeanne-Marie David, Christiane Lacôte-Destribats, Pierre Ickowicz, Jules Colmart et Katia Sowels, Joanne Snrech, Alexandre Mare, Bérénice Stoll, Christophe Langlois, Jean-Baptiste Chantoiseau, Constance Krebs, Florence Calame-Levert, Sean O’Hanlan et Katia Sowels, Carole Reynaud-Paligot, Anne-Laure Sol, Antoine Poisson, Gallimard, 2022, 272 pages

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Livres-d-Art/Nadja-un-itineraire-surrealiste#:~:text=%C2%AB%20J%27ai%20vu%20ses%20yeux,que%20des%20yeux%20se%20fermer.%20%C2%BB

Cet ouvrage est le catalogue de l’exposition éponyme ayant lieu au Musée des Beaux-Arts de Rouen, du 24 juin au 6 novembre 2022

https://mbarouen.fr/fr/expositions

Martine Chapin, Moi, Nadja, collection dirigée par Elisabetta Sibilio, mise en page Maria Chiara Santoro, Editions Portaparole (Arles), 2022

https://portaparolefrance.com/

https://www.lachambreclairegalerie.fr/

Lire aussi Léona, héroïne du surréalisme, de Hester Albach, Actes Sud, 2009

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Article super intéressant sur une époque surréaliste qui fait du bien sous les cieux actuels! Merci.

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