
Rue de Constantine, de la rue d’Arcole, île de la Cité, ca 1865, Charles Marville
« Mon amour des images sachant ouvrir des chemins qui me perdent, davantage que de m’envoyer vers des significations stables. Mon malaise dès que je me sens enseigné (du moins par une œuvre d’art). »
Il paraît que j’écris trop.
Mais non, pas du tout, puisque je n’ai pas encore présenté le dernier livre d’Arnaud Claass, Orientations photographiques, lu dès sa réception.
Les médias s’intéressant à la photographie ont peut-être diffusé des articles, je ne sais pas, je n’ai ni le temps de les lire, ni de comparer.

Cet ouvrage se présentant sous une belle couverture verte complète le corpus claassien aux éditions Filigranes, après (pour les essais) Le Réel de la photographie (2012), Du temps dans la photographie (2014), La Considération photographique – Notes 2012-2016 et Essai sur Robert Frank (2018).
Dans le flux des chroniques que je m’astreins à rédiger de façon métronomique plusieurs fois par jour – un passeur s’arrête-t-il au milieu du gué en abandonnant les voyageurs ? -, les livres d’Arnaud Claass m’obligent à un arrêt, c’est en quelque sorte leur vertu bouddhique.
Le paradigme change – voir les derniers livres de Jean-François Billeter, notamment l’excellent Bonnard, Giacometti, P. à paraître chez Allia le 6 janvier 2023 -, le souffle devient plus profond, on peut entrer dans le large de la réflexion.
Arnaud Claass, par ailleurs photographe – une étude sérieuse serait à diligenter -, a l’expérience, l’expertise, il est informé, lit en anglais, ne s’en laisse pas conter.
« J’aime les œuvres d’art des médium traditionnels parce qu’elles posent des problèmes philosophiques. J’aime les photographies parce qu’elles sont des problèmes philosophiques. (…) Ce que j’attends des photographies : une rencontre entre l’absorption hédoniste et l’effort concentré. Ou : l’effort hédoniste d’une absorption concentrée (ex. la volupté intellectuelle et figurale que me procure l’œuvre de Leon Levinstein). »
Orientations photographiques collige des notes sur le médium rédigées entre 2020 et 2022, entrecoupées de réflexions d’ordre météorologique et intime (le temps qu’il fait, le temps qui passe, le deuil), dans une attention à la nature (le cours de l’Yonne et les paysages attenants) qui est le rappel, quasi cézanien, de l’interaction entre l’homme debout, les nuages et le monde des sensations.

Arnaud Claass se passionne pour des images porteuses d’une « éloquence interrogative » ouvrant sur le mystère de ce qui apparaît, qui « constatent sans conclure » : « La plupart des images qui me sont nécessaires sont justement celles qui font apparaître des secrets dans la restitution la plus simple de ce qui est. »
Les réflexions sur les photographes s’enchaînent (Bruno Barbey, Duane Michals, Lee Friedlander, Weegee, Alec Soth, Paul Graham, Shirley Baker, Teju Cole, Bertien Van Manen, Luigi Ghirri…), prenant parfois quelques pages, avec une attention particulière aux auteurs diffusés par les éditions londoniennes MACK.
Stanley Grreene, merveilleux : « Les photographies sont comme des lucioles que l’on attrape dans des bouteilles transparentes. »
La thématique des rapports entre la photographie et la mort est creusée, allant plus loin que la vulgate barthésienne trop souvent reprise avec facilité : « Je crois n’avoir jamais adhéré aux discours convenus sur le rapport de la photographie à la mort. Certes, l’image est trace, mais elle inaugure, d’emblée, une méta-temporalité. »
C’est ce qu’on peut appeler avec Claass, sensible aux haïkus visuels, l’évidence, la surprise et l’étrangeté photographique.
Plus loin : « Je me suis déjà posé très souvent la question de savoir si dans tout instantané, disons par exemple une image de rue de Kertesz ou aujourd’hui de Mark Steinmetz, les gens ne sont pas défalqués de leur être et de leur récit propres, et transmués en acteurs de fictions informulées, dès l’instant même de leur saisie. Ce n’est pas la mort qui saisit le vif mais le fabuleux qui crible le vrai. » (cette dernière phrase est une maxime précieuse)
L’édition photographique est en crise ? on publie trop ? pour qui ? pour quoi ? « Il est bon, quoi qu’on dise, qu’une telle quantité de livres de photographie voient le jour. Depuis des décennies, j’entends dire que du point de vue économique, l’édition est sur la mauvaise pente. Si l’on en juge par le volume de volumes sortant des presses chaque année, tout donne à penser que la pente est, somme toute, skiable. Cela ne doit pas nous faire oublier les efforts et les risques énormes consentis par les maisons d’édition. Le fait qu’une écrasante majorité d’entre ces ouvrages soient parfaitement inutiles signe également une situation aussi appréciable, aussi douce-amère que son équivalente dans le monde littéraire. »
Il faut des filtres, des tamis, des nautoniers, et des regards indépendants.

Orientations photographiques ne conclut pas, lance des pistes, met au travail (avis aux amateurs/étudiants/chercheurs) : « Il faudrait absolument revoir dans le détail l’œuvre photographique de Doris Ulmann (1882-1934). Dans ses images des communautés rurales blanches ou noires des Appalaches ou de Caroline du Sud, les humains qu’elle enregistre avec tact relèvent quant à eux d’une sorte d’état préadamite. Quelque chose dans leur port physique et leur manière d’habiter le temps pourrait indiquer que le « premier homme » n’est pas le premier. »
En quelques pages importantes soulignant le rapport entre formation des images et entropie, Arnaud Claass – on pourrait ici les compléter avec celles de Michel Poivert dans son récent volume, Contre-culture dans la photographie contemporaine, paru aux éditions Textuel – revient sur la photographie dite de sensation devenue matière (Sluban, Ackermann, d’Agata…) : « flous, traînées de formes filamenteuses, brouillards granulaires : visages et corps pulvérisés, comme les rues et les maisons ; ciels et terres granuleux, chavirements, excitations rétiniennes, parfois aux limites de l’identification du référent. L’inverse du processus attendu de toute naissance d’image : en principe, toute image s’engendre dans la matière pour la faire oublier (les huiles et les couleurs qui « deviennent ce qu’elles montrent »). Dans les travaux de ce genre de photographes, au contraire, c’est cette capacité de la matière à se faire oublier qui est mise à mal : les choses semblent naître de la substance photosensible plutôt qu’être objets préalables à leur représentation. »
La description est juste, belle, et ne masque pas la part de formalisme et d’intentions artistiques calculées dans cette pratique se présentant quelquefois comme pulsionnelle (il y a du tic, du hic, du chic aussi dans tout cela, très séduisant d’emblée).
Livre en trois segments (complété de Réflexions sur le cas Vivian Maier), Orientations photographiques s’ouvre en sa deuxième partie sur une succession de phrases courtes, associées dans une dimension parataxique électrisante.
Ce sont des fusées, des flèches, des traits, quelquefois des haïkus en prose (rythme ternaire de la pensée-sensation).
« Des images douloureuses mais qui ignorent la plainte (l’œuvre de Gilles Peress). » / « Comme j’aime si souvent les œuvres d’art, si rarement les artistes : offrande généreuse des premières, narcissisme paranoïaque des seconds. » / « L’exubérance concise des jeunes feuilles d’acacia chahutées par le vent. » / « Télévision : revue Faces de John Cassavates, même les grincements de porte sont d’une justesse indépassable. » /
A propos de Raymond Depardon, cette pensée éclairante : « C’est dans cet art de l’effraction paisible que Depardon est à son meilleur. »
Sur l’époque : « Plus la circulation des images s’accélère et se multiplie, plus grand est mon désir de rareté : le désir de celles qui sont capables d’enrayer ce processus métastasique. »
Et : « Pourquoi la rue de Rivoli à Paris, vide, me paraît-elle plus vide que toute autre rue vide ? »
A cause d’Atget, de Marville ?
Parce qu’il y eut là durant la Commune des barricades et de l’espoir fou ? quoi désormais ?
Parce que seuls aujourd’hui, quand le virus ravage, policiers et légionnaires la parcourent (voir le dernier livre de Myr Muratet) ?
A inscrire dans le code pénal : « Le vrai crime, c’est la réduction de l’art à la communication. »
Et vous, chers amis, qu’attendez-vous des photographies ?
Quelles seraient vos images malgré tout ?
Que pensez-vous du cas Vivian Maier, déjouant la littéralité des images, et de son devenir-spectacle ?
« Selon moi, écrit pour ne pas conclure Arnaud Claass, Vivian Maier, comme Helen Levitt, est une photographe « anti-humaniste », non parce qu’elles seraient l’une et l’autre « anti-humaines », mais en ceci qu’elles jettent par-dessus bord les bons sentiments. L’univers de Maier n’est pas « à la bonne franquette ». Elle voit les autres avec empathie mais cette empathie est tressée de sarcasme et de goguenardise envers le jeu cruel du cours des existences. Sous son œil, ils deviennent en quelque sorte, c’est vrai, les comédiens d’une pièce non écrite. »

Arnaud Claass, Orientations photographiques, Notes 2020-2022, suivi de Réflexions sur le cas Vivan Maier, conception graphique Patrick Le Bescont, Filigranes Editions, 2022, 184 pages – 700 exemplaires


https://www.filigranes.com/livre/orientations-photographiques/
