
« La reine du cirque montrait une beauté à gros grains, portant sur sa crinière le minuscule château en strass d’une couronne. Un commis troussé de rouge frôlait le rutilement d’un phoque. Dans l’obscurité adultère, une mondaine se levait et gagnait les coulisses. Pleinement nue sous son manteau de fourrure, elle s’offrait au dompteur dans sa loge – puis s’éclipsait par l’écurie, entre les croupes embaumées des chevaux aux queues projetées en une courbe mahométane. »
La foudre, de Lydie Dattas, est un texte éblouissant.
Chaque page y est un numéro de haute-voltige langagière, un fragment de légende, une fulgurance de visions.
On est ici du côté du feu, de l’amour à mort, du risque et de l’émerveillement épiphanique.
Réédition – resserrée – d’un ouvrage paru une première fois en 2011, La foudre est un texte à dire, à oraliser, à jouer par la bouche.
En quatrième de couverture, la courte biographie de l’auteure laisse présager des éblouissements : Fille d’un organiste de Notre-Dame de Paris et d’une actrice de théâtre, longtemps mariée à Alexandre Bouglione, Lydie Datas crée avec lui en 1992 le Cirque Lydia Bouglione qui deviendra le Cirque Romanès. Elle est notamment l’auteur de ’La Nuit spirituelle’, de ‘La Blonde’, et de ‘Carnet d’une allumeuse’ (chroniqué dans L’Intervalle).
Tout est si beau dans ce volume qu’il faudrait tout recopier ou apprendre par le cœur.
Aucune tiédeur, de la flamboyance, l’université barbare de la vie.
Le Cirque est un appel, c’est le premier et le dernier Royaume : « Ce n’était pas un spectacle que je venais voir mais les derniers pharaons. »
En ce temple fabuleux ouvert aux dieux incultes et aux gestes des Seigneurs, les paroles sont prophétiques, définitives, tranchantes comme une faux de lumière aveuglante.
Portrait du grand-père maternel : « Diaboliquement beau, il envoûtait les femmes avec des yeux moka. Ayant conçu ma mère d’un coup de reins donné à une blonde Alsacienne, il le lui fit payer tous les jours. A la naissance de l’enfant, il la secoua par les pieds au-dessus de la rue, jurant qu’il la tuerait. Il mourut à trente ans de la tuberculose. Crachant un sang de jais, il maudit femme et fille sur son lit de mort. Ses malédictions furent si noires que ma grand-mère ne put jamais les répéter. Elle brûla les papiers de son mari mais ne put l’empêcher de léguer à sa fille la foudre de son âme. »
Tempête, violons, muscles, sang, sueur.
Les Illuminations ne sont pas un livre de plus, mais la trame secrète de l’existence.
Musique, désir, ménagerie.
Portrait de la mère : « Ma mère avait la beauté des foudroyés. Son apparition faisait pâlir les grandes prêtresses du cinéma muet. La boule de feu c’était pour elle. Elle seule, parmi des milliers de sublimes, avait reçu le feu divin. Sa brusquerie somnambule, sa bonté de marbre et la précipitation angoissée de son pas me tuaient. Quand elle faisait son entrée sur la scène de notre cuisine en me clouant de son regard halluciné, fait d‘un œil terrifié et d’un œil terrifiant au fond d’un masque de neige, je reculais jusqu’au mur. Nous vivions au bord d’une invisible flaque de sang, dans la crainte permanente d’un crime qui n’arrivait jamais. (…) Sanglée dans sa névrose, se fuyant génialement dans ses rôles, happée par la damnation supérieure du théâtre, telle était la démente que le ciel m’avait donnée pour mère et que je chérirais toute ma vie. »
Portrait de Firmin le dompteur : « Sous une rouge ampoule de lupanar, un gitan aux cheveux corbeau touchait ses testicules pour vérifier son suspensoir. Devant le miroir vérolé de sa loge, le buste carré dans une marseillaise brodée d’or, il s’admirait sans voir quel dieu païen il était. Ces écorcheurs de bêtes étaient aussi innocents que les sauvages qui ignorent que les agences de voyages ont capturé leur image – et leur âme avec. J’étais au seuil d’un monde qui attendait son prophète. »
Portrait du père : « Organiste titulaire de Notre-Dame, mon père était le dieu des souffles. On venait de loin entendre son trépignement d’ange. Né de parents illettrés dont il était le miracle, ses yeux étaient si graves qu’ils semblaient maquillés. Il appartenait à cette race dont la beauté janséniste est si pure que sa seule apparition nous redresse. Des générations de paysans avaient gratté la terre noire du Gers avant d’obtenir ce musicien raffiné. »
Tous, sublimes, se pressent dans le vomitoire de la mémoire.
Portrait d’Alexandre : « Sa mélancolie me poigna : je voulus sauver cet enfant-roi victime de sa beauté. (…) Au bord de tout comprendre et ne sachant le dire, sa pensée explosait dans ses poings. A la terrasse d’un café, son père vit un jour passer une gitane au charme si noir que, désirant l’enfer, il pensa : « J’aurai un fils avec cette femme. » Alexandre était le fruit de ce décret royal. (…) Alexandre entra dans ma vie comme la foudre par la fenêtre d’un couvent. Il portait une veste framboise, un nœud papillon noir et des bretelles brodées d’oiseaux. Je marchais rue Crussol quand sa beauté m’empêcha de passer. Il faisait nuit, mais nos sourires étaient si clairs que nous nous reconnûmes comme si nous nous étions connus au paradis. Chacun flairant en l’autre la part divine qui lui manquait, nous détonâmes comme la poudre. Dans l’odeur d’ammoniaque de la ménagerie le gitan me roula un baiser de tigre royal. A sa ceinture battait un trousseau de clé ogresque. Sa livrée rouge avait la puanteur des bêtes. Au second rendez-vous, Alexandre ôta de sa main aux ongles rongés un diamant multicolore qu’il me donna. »
Comment ne pas tomber amoureux de ces phrases ? Comment ne pas penser à Chrétien de Troyes, à Rabelais, à toute la littérature ramassée en un feu d’artifices conduisant à l’amour ?
Portrait de la grand-mère paternelle : « Son abnégation de vieille femme ridiculisait les héros grecs. Le matin du baptême de ma sœur, elle devint aveugle mais n’en dit rien à personne pour ne pas gâcher la fête. Déplaçant un jour une photographie sur la cheminée, je découvris son dentier. Ce sourire de résine me fut un choc métaphysique. »
Vivre dans un cirque ? Non, sous une « tente abrahamique » au « calme johannique » montée par quatre frères aux « rondeurs de Bouddha » s’appelant chacun Rimbaud.
Les enfants Dattas (un frère, une sœur, trois anges) ? « Nous avions des visions comme les autres enfants la rubéole. Ayant entrevu une fillette en or massif dans la cour de récréation, mon frère vécut toute sa vie sous cet éclair blond. La main collée en permanence à un fil électrique dénudé, nous étions bénis et maudits. »
La mère souffre d’orages psychiques, rêve d’abandonner ses enfants pour devenir une grande actrice, en les aimant bien entendu comme personne.
Dans la cour du lycée, les sauvages se reconnaissent, ils sont deux.
L’écriture est un travail, mais c’est aussi une élection, et un courage.
Entrée en poésie, Lydie Dattas n’en est jamais revenue.
« J’entrai en poésie comme on passe une frontière sans savoir qu’on ne reverra pas son pays. Des yeux noirs me poussèrent, comme on dit que des seins poussent aux filles. Enjambant ma féminité comme un obstacle léger, avec pour seul fond de teint le poudrier de la lune, je m’essayais à ce saut de l’ange que toute femme doit effectuer pour écrire. Mes jambes gouvernées de bleu, je m’aventurais loin du royaume de mon sexe avec dans ma tête un poème à peine écrit par une fille, ironiquement signé « Rimbelle ». Plus dangereuse que l’alcool, la poésie cheminait dans mes veines de jeune fille. Chaque fois que je posais le saphir du savoir sur les sillons parfaits de ma féminité, je les rayais, dégradant mon instinct en pensée. Comme une fille de l’époque abbaside brodant sur sa tunique un proverbe, je notais sur ma manche des vers désespérés d’être mauvais, tandis que sur mes pansements hygiéniques s’écrivaient les plus beaux poèmes. »

Lydie Dattas, La foudre, Mercure de France, 2022, 120 pages
https://www.mercuredefrance.fr/Auteurs/dattas-lydie
