Le silence plein de voix, par Edith Bruck, écrivain

« La poésie n’est pas trompeuse, elle dit la vérité qui trouble les consciences, qui touche les plaies ouvertes, privées et publiques. La poésie est cri, dénonciation, dans un monde sourd et aveugle à la beauté et à la vérité. La poésie est musique, prière, prophétie, elle voit, elle indique ce que l’on ne veut pas voir, mémoire de soi dans le monde, de l’homme qui n’apprend pas, qui répète les mêmes erreurs, qui ne s’aime pas et qui n’aime pas. »

J’ai présenté à deux reprises déjà, à l’occasion de la parution de Le Pain nu (Edition du Sous-sol, 2022) et de Pourquoi aurai-je survécu ? (Rivages, 2022), l’œuvre exceptionnelle d’Edith Bruck, née en 1931 dans un village hongrois, déportée à Auschwitz en 1944.

Amie de Primo Levi, épouse admirative du poète et cinéaste Nelo Risi (1920-2015), elle choisit de vivre en Italie dès 1954, à Rome, après une expérience israélienne de plusieurs années, écrivant dans la langue de Dante, pour elle symbole de liberté, des poèmes, des romans, des articles.

« Je suis ton prisonnier / en attendant le temps que tu emploies / à chercher en toi / la clé qui sépare / ou réunira nos vies. »

Reprenant les volumes Il tatuaggio (Le tatouage, 1975), In difesa del padre (Pour la défense du père, 1980), Monologo (Monologue, 1990) et Tempi (Temps, 2021), La voix de la vie est un recueil dont la franchise de femme touche, et l’absence de haine envers le persécuteur nazi, sans que la question du mal ne soit jamais édulcorée ou déviée.     

« Je peux faire l’amour / manger boire dormir / entendre des voix des sons / je ne peux faire taire / ni forcer un contenant / déjà criblé de fissures qui réclame / à juste titre / le mot fin »

Pour Edith Bruck, la poésie est transparence de brûlure, évidence d’aveux, mystère du destin.

« Je ne me reconnais plus / moi qui sous les projecteurs / avançais en rasant les murs / moi qui pour une poignée / de pain risquait ma vie / moi qui me réchauffais / avec le dernier souffle / de qui avait été près de moi / moi qui dormais dans les étables / dans la neige, je ne me reconnais pas / aujourd’hui où j’ai tout et rien / sans toi. Mon regard / va au-delà des personnes / qui autrefois m’ont connue / heureuse. »

Plus loin : « Je regarde mon autre vie / je me souviens des détails / j’étais née d’une mère qui priait / et d’un père qui jurait / tous les deux sont morts assassinés. / Mon frère ne disait / que quelques mensonges d’adolescent / et lui aussi a été tué / alors que je suis morte à l’intérieur / d’un corps vivant / violenté par un soldat / qui cherchait de l’or ! »

Certains poèmes feront peut-être hurler dans les cours de gender studies, mais ils sont vrais.

« J’ai traversé le paysage / pour comprendre que je suis mère / avant d’être fille maîtresse ou épouse / car mes entrailles sont enceintes d’amour / mes bras sont destinés à protéger travailler / mon esprit de femme / parfois est tourmenté / pour un geste qui a un parfum d’érotisme / mais mon soupir devient maternel / dans le but d’obtenir un plaisir / et l’homme a besoin / d’une mère-femme / qui accepte avec indulgence / la double trahison / car aimer n’est pas le propre de l’homme / mais de la femme-mère. »  

Et : « Le pouvoir ne sied pas / à la femme / il l’enlaidit / la déforme / la masculinise / ne la flatte guère / la rend féroce / à faire peur. »

Beaucoup de textes sont superbes, sans hermétisme, j’en reproduis quelques-uns encore, puis me tais.

  • « Il y a la mer / il y a la montagne / l’air sent le genêt / les pièces le propre / il y a de tout / et tout est à toi / tu n’as jamais été / aussi riche / ni aussi seule. »
  • « Enduisez-moi d’huile de sésame / mettez-moi nue au soleil / tournez-moi d’un côté à l’autre /avec la délicatesse / d’une mère amoureuse / qui change son enfant / dites tout doux que je suis belle / que Dieu existe / et je n’aurai pas la peur pudique / de prier / de cacher / l’amour. »
  • « Laisse-moi caresser tes cheveux clairsemés / ta joue névralgique / ton oreille un peu sourde / tes mains agitées / ta jambe plus courte / tes épaules juvéniles / ta bouche sur ses gardes / laisse-toi aller / rapproche-toi de mon / flanc fané. »

Dernier poème intitulé Trois mai (jour anniversaire de l’auteure) : « Que veux-tu ? Tu as quatre-vingt-dix ans. / Tu n’as pas honte de survivre / à tous tes morts bien-aimés ? / Pourquoi te tiens-tu assise / comme une poule / à regarder le vide autour de toi ? / La tombe vivante est en toi / tu n’es pas seule. / Remercie ce qui t’a été donné / un pays où tu n’es pas née / mais qui t’a adoptée / qui t’a offert une langue / dans laquelle tu es libre / elle n’évoque pas de souvenirs douloureux / elle te protège / comme la muraille de Chine. / Le mot madre / est plus fort que dans ta langue / Anya (mère) / qui est fuyant / détaché de la terre. / Madre-mater / c’est comme marbre, éternel / il ne volette pas dans l’air / comme un papillon / à la vie brève. / Dans la langue dans laquelle tu écris / il a mille couleurs / sons et musiques. / Et même la tristezza est belle / la langue n’y fourche pas / elle est aérienne dans les lettres, / même novanta paraît moins lourd / à dire et à porter. / Dans ta langue maternelle / quatre-vingt-dix est plus proche de cent. / Après la visite du pape et un honneur / reçu du président / tu attends un signe du ciel / et de Dieu un baiser / sur le front. / Et qui sait si tu ne les as pas déjà reçus / sans t’en apercevoir ? / Le vide que tu regardes / n’est jamais vide. / Le silence autour / n’est jamais silence. / Il te suffit d’écouter / Il est plein de voix. »

Et qui sait si tu ne les as pas déjà reçus sans t’en apercevoir ?

Edith Bruck, La voix de la vie, traduction René de Ceccatty, collection dirigée par Lidia Breda, Rivages poche, 2022, 208 pages

https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/la-voix-de-la-vie-9782743657895

https://www.leslibraires.fr/livre/21405245-la-voix-de-la-vie-poemes-edith-bruck-rivages?affiliate=intervalle

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Kebadian dit :

    Bonjour Fabien,

    Merci encore pour la découverte de cette belle personne. Amicalement, Jacques

    J’aime

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