
Dans son fameux et essentiel Discours sur le colonialisme, publié en 1955 par les éditions Présence Africaine, Aimé Césaire écrit : « Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies. Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production. »
Lors de l’ultime découpe de l’Afrique ayant eu lieu à Berlin en 1885 par les puissances européennes, la Belgique reçut l’immense territoire du Congo, qui devint la propriété personnelle du roi Léopold II.
Il fallait éduquer les sauvages, les sortir du paganisme, et les piller noblement, en exploitant notamment intensément l’ivoire, puis le caoutchouc.
On connaît l’ignominie des nations civilisées, mais il est difficile encore d’en imaginer le degré d’intensité dans la violence systémique qui leur assurait un servage sans frein.
Comment exposer aujourd’hui les trésors des peuples massacrés et spoliés ? Comment revitaliser ces objets essentiels pour des cultes méprisés ? Comment regarder en face nos rapts ?
On peut se souvenir de la phrase de Walter Benjamin : « Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. »
Il y a à Tervuren, banlieue chic de Bruxelles, un musée magnifique et dérangeant dont l’histoire est directement liée à la colonisation, le Musée royal de l’Afrique centrale, rebaptisé, après cinq ans de travaux et de réflexions ayant eu lieu entre 2013 et 2108 sur la façon de montrer les œuvres et de les contextualiser sans masquer la rapine, AfricaMuseum.
Conçu pour glorifier l’empire belge, cet édifice relevant à la fois du musée d’anthropologie à l’ancienne, du musée d’art et du muséum d’histoire naturelle s’est d’abord appelé de façon explicite « musée du Congo belge ».
On s’y rend en tramway en oubliant d’abord que celui-ci fut construit pour mener au vaste domaine où fut installé, à l’occasion de l’exposition universelle de 1897, un zoo humain, faisant venir d’Afrique 267 hommes, femmes et enfants à qui il fut demandé de mimer leur mode de vie.
Il faisait froid cet été-là, plusieurs moururent, mais le spectacle était si beau qu’il valait bien, vous en conviendrez, le sacrifice de quelques vies, ou échantillons.
L’Europe adore se divertir, et se cultiver, le roi Léopold II, qui ne mit jamais un pied dans ses possessions, est un bienfaiteur : 1,8 millions de visiteurs en deux mois, n’est-ce pas merveilleux ?
Le succès fut tel que le monarque, admirateur du Petit-Palais à Paris, décida de faire bâtir un temple dont les proportions sont à la mesure de sa suffisance.
On apprend tout cela dans le livre du journaliste et écrivain Christophe Boltanski, King Kasaï, publié dans la collection « Ma Nuit au Musée », dirigée chez Stock par Alina Gurdiel, ouvrage complétant son enquête sur l’exploitation humaine au Congo (pour prélever, dans des mines gigantesques, l’oxyde d’étain, indispensable aux objets connectés de notre modernité) décrite dans un ouvrage intitulé Minerais de sang. Les esclaves du monde moderne, accompagné de photographies de son ami Patrick Robert (Grasset 2012).
On se souvient avec lui de la lecture de Tintin au Congo, et du malaise que l’on avait déjà, enfant, devant l’étalage de racisme dont cette bande dessinée fait preuve.
« Je lui dois ma soif d’ailleurs, mon attrait pour les départs à l’improviste et les rencontres inopinées. C’est sa faute si mes passeports sont couverts de tampons. Je marche encore sur ses pas. Son Khemed et sa Syldavie existent, j’en reviens. Je partage son goût pour l’intrigue et, comme lui, j’enquête, j’espionne, je fouille, je pousse les portes, je vais là où c’est interdit. »
Le Congo dans la colonisation, c’est le Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, le mal métaphysique à peau blanche tapi dans les méandres du fleuve comme un dieu fou.
Mais que voit et comprend Christophe Boltanski en acceptant de se laisser enfermer la nuit dans ce musée, à peu près douze heures, « le temps d’une garde à vue » ?
« Je suis dans le ventre d’un monstre. Je m’attaque à un morceau trop grand pour moi. Trop imposant, trop lourd, trop chargé et – je m’en rends compte un peu tard, en clopinant à l’aveugle dans cette galerie souterraine – trop casse-gueule. »
King Kasaï est le nom du majestueux éléphant symbole du musée tué par le chevalier Alphonse de Boekhat, massacreur professionnel, afin d’offrir aux visiteurs de l’Exposition universelle de 1958 (encore une) une pièce de choix, puisque le musée est aussi un observatoire de la faune, et qu’il faut par là épater les badauds.
« Tervuren ne donne à voir qu’une infime partie de sa collection de sciences naturelles qui est, nous dit-on, l’une des plus grandes au monde. Ses caves – encore elles, non pas celles que j’ai arpentées, mais d’autres inaccessibles au public, qui courent sur des kilomètres de part et d’autre du palais – regorgent de crânes, de peaux, de squelettes en vrac, de bocaux remplis de matières flasques et translucides baignant dans le formol, de marionnettes désarticulées, de peluches dégarnies. Une montagne d’os, de plumes, de cornes, de carapaces, de tissus morts. Au total, dix millions de spécimens entassés dans l’obscurité, derrière des portes étanches, classés par familles, dont six millions d’insectes, un million de poissons, 150 000 oiseaux, 88 000 rongeurs, 41 000 reptiles, 18 500 chauve-souris, 10 500 primates. Dix millions d’êtres gigantesques ou minuscules tirés à la carabine, pêchés, attrapés dans un filet ou ramassés à la main. Pourquoi autant ? »
Chasser au Congo, quoi de mieux pour se maintenir en bonne santé et prouver sa virilité ?
King Kasaï, appelé ainsi pour évoquer l’un des bras du fleuve Congo, est donc le symbole de l’infâmie occidentale, le martyr d’une arrogance prétextant la recherche scientifique pour masquer une ambition de toute-puissance.
King Kasaï est le nom de tous les sans-nom engloutis dans la grande nuit de l’Histoire et de tous ceux qu’Achille Mbembe décrits comme des nègres, les sous-prolétaires, les exilés victimes de la biopolitique assassine des nantis, les oubliés du progrès macrophage.
Installé sur son lit de camp dans le hall de l’ancienne entrée du musée, Christophe Boltanski pose en filigrane de son livre nécessaire la question de la reconnaissance (des êtres), de la réparation (des âmes) et de la restitution (des objets).

Christophe Boltanski, King Kasaï, collection « Ma Nuit au Musée » dirigée par Alina Gurdiel, Editions Stock, 2023, 160 pages
https://www.editions-stock.fr/livres/ma-nuit-au-musee
https://www.africamuseum.be/fr?gclid=EAIaIQobChMIwtrX7pPS_QIVPhoGAB01fQC9EAAYASAAEgKIbfD_BwE
Paraît conjointement aux éditions La Fabrique, de la théoricienne féministe décoloniale et antiraciste Françoise Vergès, Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée.
« Le musée a accompli un formidable retournement rhétorique en masquant les aspects conflictuels et criminels de son histoire et en se présentant comme un dépôt de l’universel, un gardien du patrimoine de l’humanité tout entière, un espace à chérir, protéger et préserver de toute contestation, un espace sanctuarisé, loin des désordres du monde. »
Il s’agit d’exposer ici une réflexion radicale sur notre façon de concevoir le musée selon l’héritage des Lumières à un moment où se formule, à l’échelle mondiale, un subvertissement de ses lois, de ses fonctions traditionnelles (collecter/rechercher/faire connaître/conserver) et de ses impensés fondamentaux (son évidence universaliste).
Tentant d’élaborer les contours d’un post-musée déjouant à tous les niveaux les effets de domination (de classe, de race et de genre), Françoise Vergès place sa démarche dans l’héritage de Franz Fanon – la violence comme processus inéluctable dans la dynamique de décolonisation -, et de Mao : « La décolonisation, écrit-elle, ne sera pas un dîner de gala. »
Le musée, espace traversé pourtant par de constants rapports de force en faisant un « champ de bataille », est ainsi un exemple particulièrement frappant de la bonne conscience européenne, occultant les ravages qu’elle ne cesse de produire.
« La planète est devenue inhabitable et irrespirable pour des milliards d’êtres humains, tandis que mers, rivières, forêts, animaux, oiseaux, poissons sont littéralement asphyxiés. La multiplicité des assauts contre la dignité et la vie provoque un sentiment d’impuissance : où frapper la machine ? Comment l’enrayer ? Mais les luttes quotidiennes pour la liberté et la dignité, contre l’extraction et la guerre permanente, montrent qu’il n’y a pas un jour, à différents endroits, où des manifestations, des protestations, des créations de refuges et de sanctuaires défient l’ordre du monde. La décolonisation consiste à créer les conditions de la nécessaire abolition de ce monde. »
Au-delà et contre le « sentiment de sécurité culturelle » que l’historien de l’art Henri Focillon éprouvait devant des fresques italiennes de la Renaissance, il est fécond d’écouter les conférences données par Bénédicte Savoy au Collège de France (site ci-dessous), coauteure en 2018 du rapport Savoy-Sarr concernant la restitution des objets africains.
« La décolonisation, poursuit Françoise Vergès, qui analyse notamment la façon dont le Louvre a constitué ses collections, n’est pas une posture ; aucune institution ne peut être décoloniale tant que la société n’est pas décolonisée, et le musée n’existe pas en dehors du monde social qui l’a créé. Il constitue, qu’on le fréquente ou non, un des piliers du récit national, une vitrine du niveau de civilisation que le pays a atteint, la preuve qu’il appartient aux « grandes nations » contribuant à l’évolution de l’humanité. »
Décoloniser le musée dans l’impossibilité in fine de le décoloniser, voilà une belle aporie.

Françoise Vergès, Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée, La Fabrique éditions, 2023, 252 pages
https://lafabrique.fr/programme-de-desordre-absolu/
