Le sol puait la rage sa mère, une épopée, par Laura Vazquez, poète

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Crucifixion, 1933, Francis Bacon

« Je vous raconterai ce que j’ai vu et deviné du monde et des signaux qui nous entourent. Des êtres à corps féconds se répandent sur terre, versés dans le grand récipient des formes, un cordon comme un câble, comme la queue d’un fruit, les accompagne dans l’habitacle, il leur transmet la nourriture et tombe d’eux finalement. Il faut imaginer la délicatesse d’un nerf optique, frôlé par une lumière qui n’arrive jamais de face, mais dont il perçoit la force et qui le brûle pour la vie. »

Parce que la vie est très souvent – toujours ? – un drame en cinq actes, Le livre du large et du long est une épopée – négative ? – composée de cinq chants.

Traversant le psychologisme et les querelles idéologiques du moment (sur le genre, les identités, les appartenances), Laura Vazquez va bien plus loin que le nouveau moralisme, reprenant à son compte la formule de Henri Michaux : née trouée.  

Il s’agit de s’adresser à tous en une succession de visions ne pouvant être lues qu’à partir de ses propres hallucinations.

On est du côté de la voyance, du feu, et de la performance scénique, c’est-à-dire de la métamorphose permanente.

« mordre et manger / la main d’une personne / tandis qu’elle dort »

On peut bien entendu repérer des récurrences thématiques (le sang, les bébés, le meurtre), penser çà et là à Sarah Kane et aux auteures de l’extrême, mais l’ambition est celle des messagers abordant, dans la solitude, des régions inconnues.

Chez Laura Vazquez, beaucoup de mots ont perdu leur e, l’apocope n’est jamais loin de l’aphasie.

En exergue, Monique Wittig est citée : « Il nous faut, à l’époque où les héros sont passés de mode, devenir héroïques dans la réalité, épiques dans les livres. » 

Qu’est-ce qu’un texte, un poème, si ce n’est une association temporaire d’atomes ?

« Parfois je me dis, lorsque j’écris je pèle. Pèle une grande forme circulaire transparente, c’est une goutte sans limite, elle flotte dans mon esprit et j’en pèle des couches. Elles tombent comme des épluchures, plus ou moins larges, et larges et lourdes. C’est une forme énorme. Si monstrueuse. Je ne peux pas la modifier. Quoi que je fasse, je ne fais rien. »

Comme chez Homère, la poétesse a recours à des syntagmes qui sont des soutiens mémoriels, et des relances, ainsi : « sa mère », « mes gros, mes grosses », « t’as capté », et les adverbes intensifs « méga », « super », « ultra ».

« Autrefois, est-il écrit lucidement dans l’ouverture du Livre du large et du long, la voix de l’épopée s’adressait aux personnes présentes, assises, elles respiraient, se levaient, écoutaient, toussaient, soupiraient, mais ici la voix sera seule. »

Il faut imaginer l’aède enfermé dans le tonneau percé de l’inaudible.  

La structure est donnée : « Et premièrement viendront les 12 aventures. Et deuxièmement viendront les 6 paroles à la grande oreille. Et troisièmement viendront les proverbes, les conséquences, les histories. Et quatrièmement viendra un squelette pourquoi, par les 5 actes. Et cinquièmement viendra la réalité décollée d’elle-même. »

Le corps est à l’épreuve, inconnaissable à lui-même, comme toute parole au Verbe : « Je suis si maigr je fais partie de la science / Je suis si maigr je fais partie d’une tige / Je fonds dans la prairie la plaine je fonds je réduis / je suis récupérée je suis si maigr / Si essuyée si annulée »  

L’aventure est celle d’un oiseau ayant décidé de mourir pour montrer à tous son ventre blanc.

Les organes sont enveloppés d’un ombilic de limbes.

Qu’est-ce qu’une tête ?

A quel moment perd-on la raison ? « Je regrette / Je tuais des gens parce que j’avais soif » / « Le soleil est sincère et ma peau s’ennuyait »

Comment se construisent les prisons ? Comment se libère-t-on ?

« J’ai pris la direction des souvenirs d’enfance / Pour me réveiller ma mère / caressait mes yeux / Tous les matins les yeux / Ces yeux vont-ils tomber / comme deux trois mille réponses les mille / réponses effarées / Comm trente-six millions de caniches / nouveau-nés »

Est-on vraiment né ?

« Un nouveau-né doué de parole est accouché, il dit : je sors d’une goutte étroite, j’entre dans la goutte large. »

Entend-on encore hennir le cheval de dix mille ans et crier les morts dans le vaisseau des veines ?

Tout au bout du corridor, dans un chambre de la Villa Medicis ou une ruelle lointaine, il y a une femme brune qui parle à la nuit : « J’avais des pensées dans les tempes et jusqu’au cul »

On peut par la langue créer les conditions d’une cérémonie sacrée : « J’ouvre la chienne enceinte / je montre ses fœtus à tel ou tel enfant je dis / Les personnes sont nées dans une sphère / ne vois-tu pas / Leur tête est une sphère / Leur sang contient les sphères et cætera / Une grande surface comme la mer est une sphère et cætera / Ma femme est une boule / Ma femme elle-mêm est une boule voilà pourquoi je l’aime »

Poésie est tremblement, vibrations megasensibles, blessures ta mère.

« J’ai senti chaque rue du monde en train de souffrir / chaque rue du monde en train de disparaître »

Tout est absolument séparé, et tout est absolument lié.

Les larmes coupent comme des faux, la cruauté d’un monde sans prière nous arrache notre visage rempli de millions d’autres visages.

On tourne dans un cercueil circulaire, on est un enfant ayant perdu tous ses cheveux.

« on pose la photo d’un mort / sur une flamme / et les flammes ont une mémoire sans rapport avec la mort »

On peut lire Laura Vazquez en large, en long et en travers, mais il faut aussi l’écouter (un QR-code est donné), car on n’a rien entendu de tel depuis longtemps.

Peu importe si l’on s’accorde avec telle ou telle de ses visions, mais l’on comprend à l’entendre que tout le reste n’est que bavardage – ça mythonne, mais platement -, et ruine d’un Verbe ne pouvant engendrer que des ruines.

Si le Poème est touché, « peu importe maintenant qui parle ».    

Leçon majeure : « si tu mets des charbons brûlants dans tes poches tu dois kiffer tes plaies »

Laura Vazquez, Le livre du large et du long, Editions du sous-sol, 2023, 420 pages

https://www.lauralisavazquez.com/

https://revuemuscle.com/

http://www.editions-du-sous-sol.com/auteur/laura-vazquez/

Laura Vazquez est actuellement pensionnaire à la Villa Medicis (Rome)

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