
« L’univers nous observe : impossible de traverser un pré ou une forêt sans qu’une vague d’échos et de bruits divers ne fasse suite à notre passage. Une grive s’envole précipitamment, un geai braille, un scarabée file sous les herbes, et le signal se propage. Toute créature sait, lorsqu’un faucon plane ou qu’un humain se promène. »
J’ai découvert en 1999 Gary Snyder par une traduction de La Pratique sauvage, Essais en liberté pour une nouvelle écologie publié aux Editions du Rocher.
On peut rattacher le poète né en 1930 à la Beat Generation et à l’école de San Francisco – mais attache-t-on un écrivain aussi libre ? -, modèle du clochard céleste de son ami Jack Kerouac qu’il initia au bouddhiste japonais, écrivant en philosophe adepte de l’écologie radicale.
Sa pensée est loin d’être strictement militante, qui est plutôt spirituelle.
Il y a chez lui, lecteur de Thoreau et Dôgen comme d’Ivan Illich, un constant rappel de l’unité des vivants, et du respect à observer envers chaque sensibilité.
Snyder – prix Pulitzer en 1975 pour son recueil de poèmes Turtle Island – voit dans le sauvage une beauté indomptée, sa démarche est celle d’un éveillé écrivant pour amener chacun à ouvrir sa conscience à ce qui le fonde le plus intimement.
L’espace sauvage se réduit jour après jour, nous contraignant à le retrouver en nous, et à en faire exploser sur toute la planète les particules superbes.
Il nous faut inventer un contrat naturel accordant à chaque entité une juste place dans le concert du vivant.
En cela, la poésie peut contribuer à nous indiquer des voies, en nous rappelant que la langue elle aussi possède une forme de sauvagerie première, et de clarté au-delà de toute manipulation, ou rhétorique.
Il nous incombe de retrouver la dimension sacrale de toute vie, de mettre un terme à l’expansion humaine illimitée, de repartir de la marche et du corps dans le vent.
Nous sommes l’un des éléments d’un mandala universel, il n’y a pas de pas perdus.
Les éditions suisses Héros Limite publient aujourd’hui le livre fondateur Riprap, premier recueil de poèmes de Gary Snyder paru en 1959 à Kyoto, alors que l’écrivain réside au temple Daitoku-Ji de la secte (mot positif) rinzai zen.
Riprap ? L’exergue nous renseigne : c’est un « pavement de pierres posé sur une roche escarpée et glissante en sorte de faire un sentier pour les chevaux dans les montagnes. »
N’est-ce pas une exacte métaphore de l’activité poétique comme chemin d’accès privilégié à l’absolu ?
Mais que font – au participe présent – nos meilleurs amis ? « Buvant l’eau de neige froide dans une tasse en fer-blanc / Regardant les basses étendues sur des kilomètres / A travers l’air immobile des hauteurs. »
Faire du stop, rencontrer des gitans, traverser ensemble le brouillard montant de la vallée.
Le savez-vous ? Un homme en colère est incapable d’attraper un poisson.
Du sang coule entre les cuisses de la Terre-Mère.
Il faut s’alléger, monter toujours plus haut, dans l’espace nu, et en soi.
Nous sommes nés à la fois il y a dix mille ans, et il y a quelques secondes.
L’amour est hippie, vite donnons-nous rendez-vous sous le tipi.
« Une fois, tu as couru nue vers moi / Genoux enfoncés dans l’écume froide de Mars / Sur une plage perfide entre deux / éperons rocheux – / Je t’ai vue comme une Deva, une fille hindoue / Jambes légères dansant dans les vagues, / Seins comme des seins de rêve / De mer, d’enfant, et de Vénus / astrale suppurant de lait. / Et nous avons échangé le sel de nos lèvres. // Les visions de ton corps / M’ont fait planer pendant des semaines, j’ai même eu / une sorte de transe pour toi / Un jour dans un fauteuil de dentiste. / Je t’ai retrouvée, muée en pierre, / Dans le livre de Zimmer sur l’art indien : / Dans cette vie-là tu dansais avec / Grâce et amour, avec des bagues / Et une petite ceinture dorée, juste au-dessus / de ta chatte nue / Et j’ai pensé – il y a plus de grâce et d’amour / Dans cette vie sauvage de Deva à laquelle tu appartiens / Que tu n’en donneras / Ou n’obtiendras jamais / Dans cette vie de robes et de ceintures. »
Chaque jour, c’est le voyage mexicain, la marche à l’étoile (les satellites n’ont pas encore brouillé le ciel et égaré les baleines), les baies, les champs boueux, le vol d’un héron à notre approche.
Autour de toi, on bavarde, ils ont fait des thèses, écrivent comme autrices à la mode des livres queer, se gargarisent dans le conformisme, mais, heureusement, tu ouvres sur la table Poèmes de Mont Froid, et tu les oublies.
On peut y lire : « Je ne supporte plus ces chants d’oiseaux / Maintenant je vais aller me reposer dans ma cabane de paille. / Les fleurs écarlates du cerisier / Les pousses duveteuses du saule. / Le soleil levant passe au-dessus des pics bleus / Des nuages brillants lavent les étangs verts. / Qui sait que j’ai quitté ce monde de poussière / Escaladant le versant sud de Mont Froid ? »
Asseyons-nous parmi les falaises, loin des démones enfants et des petits marquis.

Gary Snyder, Riprap, suivi de Poèmes de Mont Froid, traduction Jérôme Dumont, éditions Héros-Limite (Genève), 2023, 96 pages

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