
Série Le langage des fleurs ©Anne-Lise Broyer
« Voir n’est donc qu’entrevoir en une sorte d’interminable lapsus temporel, deviner une provenance, conjecturer une ouverture. » (Laurent Jenny)
Notre regard est pour une grande part culturel.
Nous ne voyons pas comme nos grands-parents percevaient, qui ne recevaient pas de la même façon que leurs aïeux une scène, un paysage ou un objet esthétique.
Pourtant, remarque Laurent Jenny dans son bel essai paru à L’Atelier contemporain (Strasbourg), La Folie du regard, persiste dans le voir et la force d’apparition une stupeur doublée d’étrangeté, comme un indéchiffrable premier.
Lorsque l’on décide de passer sa vie du côté des arts visuels, il est probable que l’on cherche à se confronter à cet absolu nous défiant : « Qu’est-ce qu’un visage ? », répétait Alberto Giacometti, qui faillit n’en pas revenir.
Laurent Jenny s’interroge d’abord sur l’exaltante énigme du visible – au-delà de tout savoir ou des réseaux de significations décelables -, avant de s’attacher (partie 2) à l’analyse de quelques œuvres/auteurs : les Cranach, Fragonard, Courbet, Seurat, Matisse, Walker Evans, Giacometti.

Série Le langage des fleurs ©Anne-Lise Broyer
A propos de l’art pariétal aurignacien (la grotte comme utérus des formes) : « Dans nombre de cas, les images naissent à la jointure d’un pli du monde, d’une « saillance », d’une béance, et d’une forme désirable ou espérée, à délivrer du relief où elle se laisse deviner. C’est le monde « physionomique », entièrement habité de puissances. »
« Aux confins de deux cultures funéraires antagonistes, égyptiennes et grecques », les portraits du Fayoum traversent dans leur fraîcheur le temps pour nous adresser leur « apostrophe muette » (J.C. Bailly).
Qui voit qui ? Qui voit quoi ? Quelque chose vient vers nous, de l’ordre d’une entièreté, d’une opacité, d’une matité irréductible.
Nous lisons, avec notre savoir, notre culture, mais il y a un arrêt dans la quiddité de ce qui percute notre regard, comme le chien de Goya ou une gueule de Bacon.
Faire taire le bavardage, tel est l’objet de la plus grande peinture, chez Masaccio, Piero della Francesca, Vélasquez, Chardin, Manet, Morandi, Paul Strand (La femme aveugle de 1917) ou Alexandre Hollan.
La peinture éloquente assomme, il y a trop de mots sous les couleurs et les traits, trop de théâtre.
Aller vers le silence comme écoute de ce qui ne cesse de bruire, de bruisser, de goutter, quoi de meilleur ?
Nous clignons des yeux, rappelle Arnaud Claass : pour voir vraiment, il faut la cécité, l’interruption, le noir (œuvre Les yeux fermés, de Giuseppe Penone).
Le trop visible/reconnaissable épuise le désir d’images, et même le déprime (la photographie, vite nommée, humaniste ?).
Faisons-nous partie d’une unique famille humaine (Steichen) ou sommes-nous des monades se heurtant à l’aveugle contre d’autres monades ? Nous sommes L’espèce humaine, répond Robert Antelme, qui sut ce que la haine et la destruction totale de l’autre signifiaient.
« Créer de la réserve dans le visible, tel est devenu l’objectif paradoxal d’un certain nombre d’artistes. Cela implique parfois de défaire le photographique pour en chasser l’excès de visibilité. »
Comme le font Jean-Marc Cerino (essai de J.C. Bailly chez Macula, 2021), ou Anne-Lise Broyer, très bien analysée ici : « Des artistes comme Anne-Lise Broyer ont inventé des gestes seconds de traitement de la photographie qui ne visent ni à l’enjolivement (comme les pictorialistes), ni au renforcement de l’image mais à son apaisement et à son extension temporelle. Dans sa magnifique série Le langage des fleurs (qui fait référence à un texte de Georges Bataille exemplaire de sa conception du « bas matérialisme »), des bouquets à-demi fanés, photographiés en noir et blanc, sont retraités à la mine graphite, dans un continuum de douceur argentique prolongeant le flétrissement de la fleur par celui de l’image. Elle crée ainsi une brume temporelle où l’halogénure d’argent dépérit en même temps que son « sujet » en se ressourçant à l’antériorité du médium graphique. »

Série Le langage des fleurs ©Anne-Lise Broyer
Maintenant, l’essai concentre ses réflexions sur les images énigmatiques des Cranach (les Judith), sur La fête à Rambouillet, de Fragonard – entre libertinage et intensité d’une nature grandiose voire violente -, sur les peintures de paysage si parfaitement atemporelles de Thomas Jones et Pierre-Henri de Valenciennes, sur le noir chez Courbet, sur le monde graphique de Seurat.
« Il me semble qu’une part du mystère attaché aux figures dessinées de Seurat tient à ce qu’elles sont simultanément absorbantes-rayonnantes. Elles font songer à ces corps célestes d’une densité telle qu’ils retiennent à leur surface une part de la lumière qu’ils devraient réfléchir. Tout sentiment et toute pensée semblent s’être ensevelis au plus profond de ces figures, si profondément qu’elles-mêmes n’y ont plus accès. »
Hypothèse, émise par John Elderfield, d’une agoraphobie chez Matisse : « En somme une grande part du travail plastique de Matisse aura consisté à domestiquer l’énergie pure et les motifs de l’extériorité en les laissant pénétrer avec modération par des ouvertures et en en restituant des versions stylisées et appropriables. Pour autant, il n’aura jamais pu se passer de ces fenêtres ouvertes car c’est à partir d’elles que s’amorce une circulation entre la vitalité irrépressible et lumineuse du dehors et l’animation intime du dedans. »
A propos de l’ascèse dans l’acte photographique tel que pratiqué par Walker Evans : « Vide, équilibre et immobilité. »
Folie du regard chez Giacometti rencontrant le Japonais Yanaihara sans parvenir à saisir son visage, malgré d’innombrables séances de poses.
Ainsi, racontait le philosophe fasciné, « il lui arrivait, au café de s’inquiéter de la position de la tasse, du cendrier et du paquet de cigarettes devant lesquels il était assis. Il essayait différents arrangements, cherchant à préserver le juste rapport entre ces trois objets, en même temps que la place juste de l’ensemble par rapport à la table. Mais il ne parvenait jamais à la justesse absolue. Il s’absorbait dans ces opérations pendant quatre ou cinq heures, pour s’enfuir à la fin, épuisé et désespéré. […] Je crois qu’à ce moment-là cette manie a vraiment failli le rendre fou ; il s’est fait soigner. »

Série Le langage des fleurs ©Anne-Lise Broyer
Cela nous submerge.
Nous l’organisons.
Cela tombe en morceaux.
Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux.
Cette pensée de Rilke concernant l’ébranlement de la vision est au cœur de La Folie du regard.

Laurent Jenny, La Folie du regard, L’Atelier contemporain/Université de Genève, 2023, 208 pages

https://editionslateliercontemporain.net/mot/laurent-jenny
