Eloge de l’art photographique, par Robert de la Sizeranne, critique

Tête de Gorgone, 1898, Emile Joachim Constant Puyo

« Les photographies qui saisissent davantage sont celles où l’imperfection même du procédé pour rendre d’une manière absolue laissent certaines lacunes, certains repos pour l’œil qui lui permettent de ne se fixer que sur un petit nombre d’objets. » (Eugène Delacroix, Journal, 1er septembre 1859)

Quelle bonne idée de publier La photographie est-elle un art ? du critique Robert de la Sizeranne (1866-1932), alors que nombre de photographes contemporains, par leur utilisation du flou, du noir et blanc argentique laissant percevoir le grain de l’image, et d’une écriture façon fusain, font penser aux adeptes du pictorialisme (1890-1914).

La légitimité de la photographie est-elle de se situer dans le domaine ample des Beaux-arts, ou simplement des techniques de reproduction mécanique ?

Pour Robert de la Sizeranne, dont l’essai date de 1899, la photographie, dont les usages sont dès l’origine multiples, peut s’émanciper de son dispositif, trouver un noble chemin entre idéalisme académique hérité de la peinture et réalisme vulgaire.

Celui-ci propose, précise Laurent Jenny en préface de la réédition de ses réflexions, un renversement de perspective : « Non plus chercher à scientifiser la peinture par l’appui de la photographie, mais plutôt artistiser la photographie arraisonnée par les sciences. »

« Contre la tyrannie de la précision photographique » (Laurent Jenny), « précise et stupide comme une statistique » (Robert de la Sizeranne), redonner à la main et aux choix esthétiques, notamment les expérimentations, une place prépondérante.

Contre l’automatisme et l’ingénierie, l’intelligence sensible.

Contre l’impression d’objectivité et la transparence du médium – ce qu’accompliront les artistes du courant de la straight photography évoquée par Laurent Jenny -, le rôle du hasard, des accidents, des choix graphiques, des points de vue.

Violer toutes les règles de la profession, et la bien-pensance photohraphique, comme le suggère Robert de la Sizeranne ? Mais oui.

« Ils ne mettent pas rigoureusement au point. Chose incroyable, il arrive qu’ils ne se servent pas toujours du système de lentilles qu’on nomme l’objectif ! »

Plus loin : « Rien de tout cela, mais une simple chambre, orientée au hasard, parfois au midi, des tapisseries effacées, et, éparses çà et là, des choses gaies, fines, surannées, des péplums, des calyptres, des tuniques, des vertugadins, des anaboles, des collerettes de pierrot, des chapeaux de nos mères-grands, des ridicules qui émerveillaient les merveilleux du Directoire, et des mouchoirs qui saluèrent la rentrée des vainqueurs d’Austerlitz… »

Plus loin encore : « Ne bougeons plus ! Non, ceux-ci aiment tout ce qui bouge : le nuage et la feuille, et beau, et le regard, et le sourire… Le voile noir qui couvrait leurs épaules est tombé, et ils apparaissent à la foule moins magicien, mais plus hommes. Ils ne parlent plus par C12H604 mais par versets de poètes ou d’esthéticiens. Ils citent moins Herschel que Stendhal et moins Janssen que Fromentin. Ils ne fuient pas les artistes. Ils causent volontiers avec eux, et non plus en pédagogues, l’index en l’air, avec la prétention de leur enseigner les vraies attitudes de l’homme en marche ou du cheval au trot. »

On le voit, on le comprend, on le perçoit, la phrase est superbe, qui sert un propos tonique comme un nouvel Evangile.    

En photographie comme en tout autre art, il faut du goût, ne pas craindre de bousculer les conventions, savoir accorder technique et vision, particulièrement par le développement du cliché en ses graduations de valeurs, et tirage de l’épreuve comme style propre.

Les chronophotographes, possédant « la rétine du savant » et nous expliquant par la preuve la locomotion du cheval, sont précieux, mais, au fond, peut-être moins que les rêveurs, les fantasques, les voyants.

« Ce sont les procédés les plus simples et les plus connus qui mènent le mieux au but qu’on veut atteindre ; le secret n’est point dans une combinaison de recettes soigneusement tues et dont on peut donner ou ne pas donner la formule : il est dans la tête, il est dans l’œil, il est dans la main, il est dans le cœur. Et s’il fallait une preuve de plus que ce ne sont nullement des procédés nouveaux, mais bien de nouvelles intentions qui créent ces belles œuvres photographiques, affirme en conclusion l’essayiste [faisant écho en cela à notre effervescence contemporaine], on la trouverait dans ce fait que, parmi tant de milliers de photographes qui arpentent la surface de la terre, il n’en est guère plus de dix ou douze en France et d’une trentaine à l’étranger qui aient, jusqu’ici, produit des épreuves comparables à des œuvres d’art. Et combien chacun en produit-il ? A peine, par an, une ou deux qui vaillent la peine d’être citées. »

Robert de la Sizeranne, La photographie est-elle un art ? préface de Laurent Jenny, Editions Manucius, 2023, 120 pages

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  1. Perle Vallens dit :

    Merci pour ce partage, et oui, quelle bonne idée cette réédition. Le pendant nécessaire aux techniciens de l’époque, ceux qui notamment critiquaient Julia Margaret Cameron, entre autres. Une lecture à croiser avec la visite de l’exposition.

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