Gênes, une allégorie, par Edoardo Sanguineti, poète

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Lisetta Carmi, Gênes, Balera a Sant’Eusebio, 1967 © Martini & Ronchetti, courtesy archivio Lisetta Carmi

« Avec cette drôle de tête / Avec ce drôle d’air / Que nous avons avant d’arriver à Gênes / Nous demandant si cet endroit / Ne va pas nous engloutir / Et nous ne pourrons plus nous en retourner // Et pourtant nous sommes un peu de la famille / Avec ces gens-là / Au fond ils sont comme nous, sauvages / Mais combien nous effraie cette mer sombre / Qui remue même la nuit, sans répit // Gênes pour nous / Qui sommes au fin fond de la campagne / Et avons rarement le soleil sur nos places / Le reste n’étant que pluie qui mouille / Gênes, je disais, est une idée comme une autre »

Il y a une grande différence entre Genova et Gênes, sa traduction française, qui est une façon de dévitaliser cette ville puissante, pendant longtemps concurrente de Venise en mer Méditerranée.  

Il faut, pour la rencontrer vraiment, explique le poète Edoardo Sanguineti dans Genova per me (première publication italienne en 2005), la contempler d’abord de haut, afin d’en observer son caractère labyrinthique, puis nomadiser dans ses nombreux jardins, parcs et espaces verts.

« La superbe Gênes aime être regardée avec des yeux superbes, hauts et hautains. »

Composé de courtes proses suivies de poèmes dont l’écrivain explique la genèse, cet ouvrage tardif est un éloge d’une ville où naquit et mourut (1930-2010) le cocréateur du Gruppo 63, après être avoir vécu dans l’orthogonale Turin, et Salerne où il enseigna.

Cinquième livre de Sanguineti aux éditions NOUS – après Corollaire (2013), L’amour des trois oranges (2016), Cahier de brouillon (2022) et Codicille (2023) – Gênes pour moi est conçu par son auteur, qui y fut conseiller municipal de 1976 à 1981 (liste communiste indépendante), comme une « mini-esquisse d’un mini-fragment d’un mini-guide ».

 « J’étais, à cette époque, en même temps conseiller municipal et député au Parlement. J’étais beaucoup de choses en même temps, pendant quelques années, parce que j’enseignais à l’université, j’écrivais en vers et en prose, j’écrivais pour des journaux, j’organisais des réunions, je participais à des débats. Oui, j’étais beaucoup de choses, même trop. Et puis j’étais mari et père, bien entendu. Mais le temps passe. Et un jour, je ne vous donne pas les détails, mais, justement au bar du Monoblocco du San Martino, je croise un homme qui me salue, qui s’aperçoit que je ne le reconnais pas et s’en étonne, et qui me décrit, dans les moindres détails, nombre de mes après-midis passés là-bas, à l’Acquasola [des jardins près de son domicile où pouvait jouer sa fille Giulia]. Bref, c’était un policier, et il avait été chargé, pendant ces années de plomb, de me surveiller, discrètement, peut-être un peu pour me protéger, peut-être un peu, on ne sait jamais, pour le contrôler. Il fut stupéfait quand je lui avouais que je ne m’étais jamais rendu compte de sa prudente et discrète protection. »

Gênes pour moi est un ouvrage hybride, cependant facile d’accès, porté par le ton de la confidence et de l’autoanalyse, façon groddeckienne (archéologie du ça) : partir des émotions pour faire le portrait d’une ville passionnément aimée.

L’intime est donc ici premier, qui relie le passé au présent dans une forme ouverte, la poésie étant pour Sanguineti le fruit d’une interrogation fondamentale, notamment sur le sens même de notre présence en un lieu vécu intensément.

« D’ailleurs, un peu tous les lieux de ma vie, dans mes écrits, éphémères ou durables, sont ainsi présents, par des déchirures marginales, des éclairs fragiles comme les toutes petites pièces d’un puzzle beaucoup plus grand, comme n’importe quel fragment d’un monde. »

A Gênes, on se demande très vite si vous supportez la Sampdoria, ou le Genoia, premier club de football italien à se constituer en équipe.

Alors ?

Apprendre à voir mieux encore l’objet de son amour, telle est l’ambition de Gênes pour moi, présenté en édition bilingue.

« Un des plaisirs de ma vie a été de me faire éblouir par la lumière, en plein jour, jusqu’à une sorte d’aveuglement ténébreux, pour moi une vraie drogue visuelle, éliminant le monde tout autour en un dense scintillement de taches noires. »

Les yeux sont brûlés, la poésie décille.

« La poésie est une allégorie, je suppose. En poésie il n’y a que des allégories. Gênes, dans un poème, est une allégorie. Elle est, dans mon poème, probablement, une allégorie du monde. Et le monde, lui aussi, est une allégorie, en soi. Et ce que je dis n’est pas qu’une affaire poétique, heureusement. C’est que l’homme est cet animal qui fabrique des allégories, qui vit d’allégories. Je dis que l’homme est, tout entier, une allégorie vivante. Et je dis que ce que je dis là, forcément, est aussi une allégorie. Bref, dans ce monde, si on réduit au maximum, pour moi, pour nous, pour nous tous, il n’y a que des allégories. Et il n’y a rien d’autre, je crois, au fond. »

Edoardo Sanguineti, Gênes pour moi, traduit de l’italien et présenté par Iris Berger Peillon, édition bilingue, NOUS, 2025, 142 pages

https://www.editions-nous.com/sanguineti_genespourmoi.html

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