Abondance de la fleur rare, une histoire de l’art en Italie, par Marion Grébert, essayiste

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Karl Blossfeldt

« Regardez comme poussent les fleurs des champs : elles ne travaillent pas et ne tissent pas de vêtements. Pourtant, je vous le dis, même Salomon, avec toute sa richesse, n’a pas eu de vêtements aussi beau qu’une seule de ces fleurs. » (parole de Jésus, Evangile de Luc)

Après le très bel essai sur l’énigme des œuvres photographiques de Francesca Woodman et de Vivian Maier, Traverser l’invisible, paru en 2022 aux éditions strasbourgeoises L’Atelier contemporain, Marion Grébert consacre aux fleurs dans l’art italien une réflexion non moins superbe dans un livre ample, comportant près de deux cents illustrations merveilleuses.

Ponctué en vingt-quatre chapitres évoquant nombre de villes italiennes – parcours depuis Rome où Marion Grébert, accueillie à la Villa Médicis, réside -, Pourquoi les fleurs se situe dans un empan chronologique allant du néolithique au Trecento, jusqu’à l’Italie postfasciste de Pasolini, cinéaste-poète (lire le polyphonique Poésie en forme de rose), figure tutélaire avec Walter Benjamin d’un ouvrage interrogeant la présence des fleurs dans l’art (pictural, sculptural, photographique).  

Nombre de réflexions sont fulgurantes, entraînant l’envie d’aller contempler sur place la représentation des moindres.

La Rome antique se couvrait de fleurs venues de la campagne environnante, la simplicité de ces vivantes devenant avec la révolution franciscaine témoignage du divin en la plus infime des créatures.

Les fleurs disent beaucoup de l’époque qui cherche à les représenter, entre énergétique symbolique et constat du sans-pourquoi tel que pensé par Angelus Silesius (1624-1677), luthérien converti au catholicisme : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, / Elle ne prête pas attention à elle-même, elle ne se demande pas si on la voit. » 

Pourquoi les fleurs propose une phénoménologie de la perception : que voyons-nous ? Pourquoi remarquons-nous généralement si peu les fleurs dans les œuvres que nous contemplons ? Evoquant l’éphémère, ne survivent-elles pas cependant aux ruines des bâtiments qui les environnent ? Les fleurs de Rome en cela ne sont-elles pas exemplaires ?

Marion Grébert partage sur le mode de l’érudition sans lourdeur le fruit de ses recherches.

Des noms arrivent : André Gide (Les Nourritures terrestres), Pierre Grimal (Les jardins romains), Chateaubriand peint par Anne-Louis Giraudet, Henry James (Randonnées romaines), Ingeborg Bachmann (Ce que j’ai vu et entendu à Rome), Francis Ponge, Gustave Roud, Robert Walser, et beaucoup d’autres.

L’essayiste pointe que dans son cours au Collège de France de 1976-1977, intitulé Comment vivre ensemble, Roland Barthes écrit (dans La Chambre claire, il avance le concept de « trait involontaire ») : « De là, je voudrais poser « un dossier des fleurs », qui, à ma connaissance, n’a jamais été ouvert. Les fleurs (dans les jardins, sur les tables), cela va de soi. Or, quand « cela va de soi », c’est alors qu’il faut aller voir – et qu’on s’aperçoit alors que le « cela va de soi » est fait de beaucoup de questions qui sont sans réponses. La question serait : pourquoi des fleurs ? »

Pourquoi y a-t-il des fleurs plutôt que rien ?  

La Madonna di Ognissanti (détail de l’ange agenouillé avec un vase de fleurs), 1310 · Giotto di Bondone
Galleria degli Uffizi, Florence

Giotto ? au contact de son maître Cimabue, c’est « la renaissance des fleurs » (très beau chapitre consacré à Assise et à « la poétique du sensible » de François), à laquelle travaille aussi Pasolini.

Le réalisme ? « Cet effort qui n’est jamais qu’une fiction de la réalité. »

Des chefs d’œuvre de l’histoire de l’art sont analysés : les fresques de la villa di Livia (actuellement au Palazzo Massimo, à Rome) ; des annonciations majeures du Trecento et du Quattrocento (essor marial, attention de la Vierge aux petites choses) ; les photographies de morphogénèse florale du géant Karl Blossfeldt (qui ont tant fasciné Benjamin) ; les fresques de Marsala (Sicile) rapprochées de la peinture de Cy Twombly ; les fleurs tenues par les défunts peints du Fayoum ; Sainte Lucie tenant ses yeux-fleurs sur un panneau de bois peint par Francesco del Cossa vers 1473-1474…

Maurice Blanchot est cité (L’Espace littéraire) : « Il semble que l’art doive à la disparition des formes historiques du divin le tourment si étrange, la passion si sérieuse dont on le voit animé. Il était le langage des dieux et, les dieux ayant disparu, il est devenu le langage où s’est exprimée leur disparition, puis celui où cette disparition elle-même a cessé d’apparaître. »

Belle interprétation de la formule christique du Noli me tangere : Jésus implore qu’on ne le retienne pas (voir Fra Angelico traçant des croix de sang sur les pâquerettes).

« Tomber sur les fleurs, écrit Marion Grébert à l’orée du chapitre Ravello : plus un jour sans tomber sur une fleur, un tableau, un film, au cours d’une discussion, une fleur encore, amorçant une nouvelle réflexion, mettant à nu l’infini de l’élaboration de la pensée la plus vaste qui les réunit toutes, celle-ci et les autres, d’avant et d’après, révélant que ces fleurs sont l’alibi d’une entreprise perpétuelle qui pourrait ne s’achever jamais. Vie illimitée de la pensée, ne connaissant aucune conclusion, donc aucune séparation. »

Le programme semble parfait.

C’est le pas de Béatrice entrant dans la Rose céleste à la fin de la Divine Comédie.

Marion Grébert, Pourquoi les fleurs, Un autre voyage en Italie, L’Atelier contemporain, 2025, 352 pages

https://www.editionslateliercontemporain.net/collections/essais-sur-l-art/article/pourquoi-les-felurs

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