Comme une cravache, la vie flagelle, par Mireille Havet, écrivaine

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James Ensor

« Une terrible, une animale, une dévorante sensualité est en moi, pesante et gluante jusqu’à mes doigts avides de se faire plus insinuants de caresses, de posséder, de faire chanter un corps de femme, une chair miraculeuse et savoureuse comme celle de Madeleine. »

Mireille Havet, merveille, mirabilia, Ave Maria pour toutes les lesbiennes du monde, les inversées fascinantes, et les amateurs de littérature la meilleure.

Depuis la transmission de son nom par Esther Teillard – superbe texte dans la revue de Yannick Haenel, Aventures 2, chez Gallimard -, et la découverte de ses volumes aux Editions Claire Paulhan, je ne cesse de la lire.

Intensité des émotions, amour fou, désir s’approfondissant, mondanités et refus des faux-semblants, goût de la perdition, par l’opium et le sexe, âme indemne damnée que l’écriture rédime.   

Pour la connaître, Carnaval, roman autobiographique, est une excellente entrée, ouvrage accompagné de trente-sept extraits du journal de l’auteure, de deux poèmes, de cinquante-quatre lettres et de cinquante articles consécutifs à la première parution de cette œuvre en 1922.  

Relatant son histoire d’amour, au printemps 1919, avec la comtesse de Limur, qui la quittera sans ménagement – les noms ont été travestis -, Carnaval témoigne avec beaucoup de vivacité de la passion, de la désillusion sentimentale, et des Années folles. On pense à Colette, à Paul Morand, à Jean Cocteau, aux esprits libres.

Cigarettes, cocktails, initiations tous azimuts font aussi songer à la jeune Sagan.

Mireille Havet écrit le 22 avril 1919 dans son journal : « Madeleine rit, tire les rideaux, commande des martini-cocktails et s’installe ! Je m’émerveille : cette ravissante jeune femme pour moi seule, je suis émue, déjà plus que je ne puis le dire. Puis, ne sont-ce pas là les mêmes tangos que l’on jouait chez Domergue lors de notre présentation ? J’ai la tête lourde, les yeux et l’âme éblouis avant d’avoir bu ! Le sommelier, le chasseur pour les cigarettes, le garçon sont partis enfin, nous sommes libres et seules en face des huîtres-belons, cristallines, lucides, comme l’eau de mer dans un creux de rocher. Le cocktail et le champagne tremblent, soleil artificiel des verres, et j’ai mon amie à ma droite, mon amie pour moi seule, avec son grand chapeau noir balayé de plumes feu, et son profil étincelant que j’aime, les lèvres et les gencives au carmin pur. »

Le roman écrit par une prodige de vingt ans n’est pas parfait, mais il est vrai.

Le journal, plus génial encore, est un enchantement, d’une grande subtilité dans l’analyse des sentiments, et la franchise des sensations.

« Et cependant toute la nuit je fus tourmentée de ces trop grandes choses que je sentais en moi, de ce trop grand amour qui me blessait, qui m’alourdissait à mourir ! J’aurais voulu me donner encore ! Le souvenir de mon enfance, de certains paysages, d’émotions impalpables que je ne pouvais lui décrire, me gênaient, m’étouffaient comme un mensonge. Je prenais en haine tout ce qui lui était antérieur, voulant naître que de son amour, de ses caresses et de son sommeil. Etre son rêve malléable, et non une opacité faite de jours vécus loin d’elle, de ressemblances héréditaires, d’enfance inracontable ! »

Les notations érotiques sont puissantes, électrisantes : « Je ressentais une joie mêlée à un tel orgueil de faire crier et jouir cette [femme] si pliée, si apte, si expérimentée à toutes les voluptés, à tous les vices, à toutes les possessions ! Et l’aube où nous roulions, mêlées et gémissantes, nous retrouvait accolées l’une à l’autre, bras enlacés, et dormant, brisées… et infernales, comme deux anges déchus. »

Comme d’habitude, je pourrais tout recopier, tout dévorer, avaler, incorporer.

Mais à trop se grimer, il arrive que la persona se substitue à l’être réel.

28 septembre 1919 : « Par amour de l’aventure, de l’ombre qui masque et de l’épuisement, j’ai préféré le mardi-gras où l’on pleure sous son masque, à tous les jours, et me voilà grimée pour la vie en pantin que rien ne casse, en fantoche de bois. Horreur ! Puisque tu es si consciente, me direz-vous, ô mes rares amis, pourquoi ne pas t’arrêter, ne pas reprendre souffle, pourquoi ? Parce qu’il est trop tard, ou bien trop tôt, vous dirai-je, parce que je suis contaminée, parce que maintenant l’ennui me terrasse dès que je m’arrête, dès que je me tais, et que la solitude m’est un supplice bien mérité que ma faiblesse et ma lâcheté ne supportent plus ! Il faudrait qu’un être qui ne serait pas un maître d’école m’aime et me sauve par l’amour, par le voyage, par le travail compris et partagé, par l’argent ! Alors je renaîtrais à moi-même et le bon grain reprendrait ! Alors j’oublierais la parade du vice, le sadisme de la souffrance, la morbidité des larmes et des déceptions profondes et soutenues. Mais seule ! je ne peux et je ne veux pas. Je ne peux plus ! et je ne veux plus ! Le manque d’argent continuel fait que ke préfère ce milieu louche où l’on nage, où l’or s’attrape comme les maladies, où l’in revend, prête et trafique jusqu’à l’âme. (…) je suis devenue singe parmi les singes, loup avec les loups, et j’ai perdu ma divinité, le sens des lumières et des âmes, l’amour de la nature et de la vérité ! J’ai perdu ce qui faisait de moi un poète, et je suis devenu un être avec toutes les paresses, toutes les lâchetés, tous les désirs des êtres que la vie a domestiqués, asservis dans son poing de fer, courbés sous le joug de l’argent, de l’amour et de l’ennui. J’étais une petite fille sauvage et sombre, je suis devenue un pantin que chacun peut faire saluer, sauter, danser et s’asseoir à son gré. Il suffit de tirer la ficelle. »

Mireille Havet le sait, si le masque ne tombe pas, ce sera pour elle, rapidement, la mort.

8 février 1923 : « La vie est un mensonge, la vie est une mascarade. Je voudrais pouvoir appeler tous mes livres « Carnaval ». Ce nom seul convient aux récits de la vie. »

Mireille Havet, Carnaval, Editions Claire Paulhan, 2005 – 1500 exemplaires

https://www.clairepaulhan.com/catalogue/p/carnaval-mireille-havet

https://www.leslibraires.fr/livre/170726-carnaval-roman-autobiographique-et-37-extraits-du-journal-de-l-auteur-2-poemes-54-lettres-50-articles-mireille-havet-editions-claire-paulhan?affiliate=intervalle

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