Reprendre vie, exploser les fictions qui nous gouvernent, par Camille de Toledo, écrivain

Symbole de l’EZLN – armée zapatiste de libération nationale (Chiapas)

« je me surprends à vouloir, là, depuis ce quart de siècle achevé, / amplifier la colère, retrouver, / partout, les raisons matérielles pour sortir du langage, / faire exploser les fictions qui nous gouvernent // pour tout transformer… » (Camille de Toledo)

Lorsque l’on est issu de la grande bourgeoisie – lyonnaise pour Camille de Toledo -, il est rare d’écrire du point de vue des humbles.

« TRAHIR MAIS VERS LE BAS »

Comme il est de plus en plus impossible d’évoquer le mot révolution sans l’associer automatiquement, comme chez ceux qu’on a appelé les nouveaux philosophes, à l’échec et à la barbarie.   

Il y a une généalogie de la tristesse, qui est certes de nature ontologique, mais aussi politique.

Avec Au temps de ma colère, l’auteur de Thésée, sa vie nouvelle (2020) relit ses premières œuvres, en cherchant à expliciter ce qui le ronge, entre déclin de l’époque et effondrement intime, tout en traçant les lignes d’un combat, d’un espoir, d’un avenir réconcilié avec l’enfance.

De nature hybride – des sortes de versets écrits en italique, comme un auto-commentaire fleuve, troué de silences et d’images, des œuvres de l’auteur, alternant avec une prose complétant l’analyse d’un corps et d’un esprit affectés par l’Histoire -, cet ouvrage rappelle le désarroi d’un jeune homme ayant vécu la chute du mur de Berlin comme la fin des illusions d’un autre monde possible.   

L’auteur-coryphée : « il est si jeune encore, 25 ans, c’est un enfant, / mais il cherche à comprendre, déjà, / d’où vient sa colère… »

Ayant appris puis rejeté les codes des dominants, Camille de Toledo se souvient de la femme illettrée qui l’a élevé avec amour, Mazet, tout en comprenant, mais dans l’amertume, la logique de sa propre mère trop occupée à sa carrière de journaliste économique, notamment au Nouvel Observateur – le père, éco-anxieux, souffre de sostalgie.

Comme chez Marielle Macé, apprendre à respirer en nos airs viciés – le marché à marche forcée nous étouffe – devient vital.

Fukuyama avait prédit la fin de l’Histoire, foutaises – les Tours du World Trade Center, un des lieux les plus glacés du monde, tombent le 11 septembre 2001.

Le choc des civilisations, de Samuel Huntington ? Peut-être, mais surtout foutaises.

L’enfant de vingt-cinq ans écrit Le Hêtre et le bouleau (Verdier, 2009), entre hontologie, hantologie, et croyance dans le destin de la traduction – poétique des passages – auquel l’Europe pourrait s’identifier.

La gauche socialiste française acte en 1983 le tournant de la rigueur, mais l’époque est encore à l’insurrection : à Seattle (1999), à Porto Alegre (2001), à Pittsburgh (2009), à Toronto (2010), à Hambourg (2017), à Osaka (2019), à Buenos Aires (2018), dans le Chiapas (soulèvement armée victorieux depuis le 1er janvier 1994).

A Gênes, en 2001, Carlo Giuliani est tué par balle par un carabinier lors du contre-sommet du G8, la violence de la répression s’abattant sur les manifestants ayant alors causé un choc mondial.   

Comment lutter contre les ensorceleurs ? Par le verbe et la pensées scalpel – relire Guy Debord, dont la thèse 42 des Commentaires sur la société du Spectacle est citée : « Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. »

Faut-il d’abord opérer en soi un renversement du regard ? Bien sûr.

Se battre, comme l’auteur désormais, pour la reconnaissance des droits de la nature, martyrisée par l’industrie, et sa propre famille (entreprise Danone). Oui – relire aussi Michel Serres.  

Se battant personnellement contre le handicap (dommages dans la colonne vertébrale – discopathie pluri-étagée) et la solitude, Camille de Toledo sait le destin des méprisés, la souffrance des corps cassés.

Faire exploser les fictions qui nous gouvernent, marcher sur la crête du suicide, tenter des techniques de régénération du corps par l’esprit-monde débondé (prendre de l’ayahuesca, aller vers la médecine holistique), se convertir au judaïsme, s’extraire tant que faire se peut du panoptique numérique construit par les GAFAM.

« SE RENDRE A LA VIE SENSUELLE / la seule qui compte, avec la joie »

Nous sommes cependant entrés dans l’âge de fer.

« jusqu’où les Etats peuvent-ils organiser la défaite, la répression /                                   avant que la colère /               ne se change en haine ? //     UNE HAINE DE CLASSE //                  UNE SOIF DE VENGEANCE //             je crois, en vérité, que nous en sommes là : nous sommes entrés dans le temps //                                  de cette haine »

Pour ne pas mourir, retrouver l’énergie que nous dérobe le capital.

Ecrire d’autres récits.

Inventer une forme.

Repartir du corps.

Se terminant par un bouleversant hommage à sa tendre nourrice, Au temps de ma colère choisit pour conclure le sentiment de gratitude, contre la morgue des puissants, ces morts-vivants cherchant à nous cadavériser.

Camille de Toledo, Au temps de ma colère, éditions Verdier, 156 pages

https://editions-verdier.fr/livre/au-temps-de-ma-colere/

https://www.leslibraires.fr/livre/24528706-au-temps-de-ma-colere-camille-de-toledo-verdier?=lintervalle

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