Pasolini chantier (1)

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Pier Paolo Pasolini au travail à Tor di Schiavi, derrière Centocelle, Rome, 1961. Ó Angelo Pennoni / Paolo Iannarelli

Pour tous les amoureux de Pasolini, la publication par les éditions Macula en deux volumes du scénario original d’Accattone et d’un dossier analytique de plus de 160 pages rédigé par d’éminents spécialistes de son esthétique/historiens de l’art (Hervé Joubert-Laurencin, Philippe-Alain Michaud, Francesco Galluzzi, Christian Caujolle) est un cadeau somptueux.

Premier film de Pasolini, Accattone (1961), consacré à la culture des borgate (le sous-prolétariat romain constitué de mendiants, voleurs, prostituées, souteneurs), est une œuvre  d’une beauté impérieuse, insolente, et sèche.

Conforme à la tradition italienne, Accattone fut aussi dès sa sortie un livre-film, tout cinéaste d’importance se devant d’accompagner par l’écrit la diffusion de son œuvre.

Résumé : « Accattone est un proxénète oisif dont la protégée est envoyée en prison. Se retrouvant alors sans gagne-pain, il remarque une jolie fille qu’il va vouloir mettre sur le trottoir, mais conquis par sa pureté, il en tombe amoureux, allant même jusqu’à tenter de travailler pour lui éviter la prostitution. »

Préfacé par l’écrivain Carlo Levi (on se souvient du portrait que fit Sartre du grand écrivain romain dans La Reine Albemarle ou le dernier touriste), soulignant « un monde antérieur an langage »  et de « pure vitalité » (désespérée), puis de quatre textes de la main même de Pasolini (deux extraits de son journal intime, un bref essai sur le thème « littérature et cinéma », une réflexion sur le personnage d’Accattone), le premier volume de cette somme consacrée à l’œuvre pasolinienne met en relief l’alternance de « joy » et d’épuisement d’un cinéaste débutant peinant à trouver le financement nécessaire pour réaliser un film pensé comme un acte de poésie réaliste et insurrectionnelle – Federico Fellini se désistera, avant qu’Alfredo Bini, par l’entremise de Mauro Bolognini, admiratif, ne se décide finalement à le produire très vite, frappé par la beauté singulière des premières photographies de tournage.

Influencé par Dreyer, Eisenstein, Charlie Chaplin, mais aussi Masaccio/Giotto et Le Caravage, le regard de Pasolini hérite de plusieurs siècles de représentation, mis ici au service de la description brute et épique du petit peuple habitant les faubourgs de Rome : « Je ne pouvais que constater : sa misère matérielle et morale, son ironie féroce et inutile, son anxiété confuse et agitée, sa paresse méprisante, sa sensualité sans idéaux et, en même temps que tout cela, son catholicisme de païen, atavique et superstitieux. »

Le style, « c’est-à-dire le miracle », sera « rapide, pressé, négligé, peu soigné, fonctionnel, sans fioritures ni atmosphères, tout contre les personnages. »

Assisté par Bernardo Bertolucci, accompagné de sa fidèle bande d’amis, les Moravia (bonté/intelligence), Elsa Morante (idem), Adriana Asti (« élégante, vive d’intelligence et d’inquiétude »), Mariolina Parise (« belle et douce comme une Hawaïenne »), Laura Betti (actrice majeure qui lui transmet le nom de Brecht), constamment soucieux de sa mère (habitée par la mort en 1945 de Guido, le petit frère), Pasolini est pourtant cet exilé pour qui l’art et le sexe sont des manières de fraternité quand les logiques de séparation règnent.

Ecrasés de soleil, les personnages d’Accattone (scénario découpé en 78 scènes) sont des maudits que le destin accable, et pour qui les conditions sociales sont celles des relégués de toujours. Leur restent les mots (dialogues-fleuve) et l’irréductibilité farouche de leurs corps, avinés, suants, puants, riants, crachants, blasphémants.

La qualité de regard et d’écriture de Pasolini est évidente : « Sous le soleil qui foudroie, Accattone s’en retourne vers sa baraque. Il passe devant les habituels gamins innocents qui jouent, beaux comme des agnelets. Il est défiguré par le vin ; les yeux ardents, les cheveux dépeignés, roussis, il marche comme un mort, au milieu de ce spectacle de misère et de soleil. »

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Pier Paolo Pasolini pendant le tournage d’Accattone. Ó Angelo Pennoni / Paolo Iannarelli

Sensible à la présence de la mort dans la vie, à la tragédie de l’exploitation de la misère par la misère (la loi du Lumpenprolétariat jusqu’au cannibalisme), Pasolini est cet homme tournant en costume sous un soleil de plomb, pour qui la culture est une profondeur de regard lui permettant de voir les bannis qui l’entourent avec les yeux de Boccace, Dante ou Carlo Collodi, le père de Pinocchio – article d’Hervé Joubert-Laurencin (volume 2), qui cite le critique littéraire et philologue Gianfranco Contini : « La qualité que Pasolini possédait de façon rare était donc, non l’humilité, mais quelque chose de bien plus difficile à découvrir : l’amour de l’humble, et je voudrais dire la compétence en humilité. Le monde de Pasolini est habité d’êtres indigents, dont la tradition n’avait pas encore pris note. Pasolini arrive à Rome comme un paria et il connaît la périphérie et l’abjection de la misère. »

« Respectant le principe du sublime d’en bas de Flaubert », le premier film de Pasolini est une leçon de ténèbres en plein jour.

Que l’on étudie le rapport du christianisme au culte des images et à l’incarnation, tel que le futur auteur de La Ricotta le prolonge (article de Philippe-Alain Michaud, « L’adoration des surfaces »), l’influence déterminante de Roberto Longhi et Gianfranco Contini rencontrés à l’université de Bologne quant à son amour pour les peintures des XVe et XVIe siècles (propos de Francesco Galluzzi), l’importance du repérage et des décors (texte de Christian Caujolle), l’œuvre de Pasolini, ethnographe malgré lui, est une passion (sens christique) ayant le sens du sacré profane.

En janvier 2016 mourait à Rome dans une grande pauvreté l’interprète principal d’Accattone, Franco Citti – maquereau de Mamma Roma, souverain d’Œdipe Roi, démon dans Les Mille et une nuits et Porcherie – avec lui le visage d’une humanité frondeuse, irrécupérable, et la parole argotique d’un Romain sauvé des eaux par le cinéma de poésie d’un ange déchu cherchant en chaque frère de misère une rédemption impossible pour l’humanité entière.

On peut lire, dans une belle analyse de Pierre Katuszewski sur le « théâtre de parole » de Pasolini, ces propos définitifs tirés d’un entretien avec Jean Duflot : « J’estime que le message « politique » circule à travers tous mes films (Accattone, Mamma Roma, Des oiseaux petits et grands, Théorème, Porcherie), mais qu’il n’effleure que par intermittence, et qu’il reste toujours suspendu, du point de vue du sens […]. Si je parais actuellement rechercher un langage hermétique et précieux, apparemment « aristocratique », c’est parce que je considère la tyrannie des médias de masse comme une forme de dictature à quoi je me refuse de faire la moindre concession. »

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Pier Paolo Pasolini, Accattone, scénario et dossier, en deux volumes, éditions Macula, 2015, 122 photographies, 400p

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Pierre Katuszewski, Le théâtre de Pier Paolo Pasolini, éditions Ides et Calendes, 2015, 120p

Retrouvez-moi aussi sur le site de la revue indépendante Le Poulailler

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