Les barricades mystérieuses, conversation avec Hubert Haddad (1)

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La chasse aux oiseaux de nuit, de Jean-François Millet

Auréolée de nombreux prix, l’œuvre d’Hubert Haddad, écrivain, poète, essayiste, historien de l’art, fondateur de revues, peintre, est d’une ampleur et d’une variété passionnantes.

Les coïncidences exagérées, son dernier livre, publié en cette rentrée dans la collection « Traits et Portraits » du Mercure de France, soulève l’enthousiasme, tant la vie y apparaît comme la construction involontaire d’un roman mystérieux répondant à une logique dépassant la simple subjectivité.

Hubert Haddad a accepté de répondre à mes questions sur cet ouvrage hybride mêlant textes, photographies, dessins, archives.

Publié en deux livraisons, afin de ne pas gâter la saveur d’une parole belle et profonde, cette interview est à recevoir comme on accepte avec émotion le cadeau d’un inconnu.

Les coïncidences exagérées est aussi bien une autobiographie éclatée, non linéaire, en « arrêts sur mémoires », qu’un hommage permanent aux défunts qui vous entourent, vos amis proches, vos frères. Votre livre est-il un tombeau doublé d’une « sorte de ras el-hanout » ?

La structure narrative de Coïncidences exagérées est née d’une suggestion de Colette Fellous, la directrice de cette collection tournée vers le récit autobiographique : écrire autour d’une journée marquante de ma vie. Il s’agit plutôt d’un instant, vers sept heures du soir, à Paris, un 17 septembre 1970. Une sorte de heurt contre le mur du réel, une expérience de la disparition d’une violence extrême qui aurait dû m’être fatale. Il n’y a rien de dicible, on ne peut rapporter de cela qu’oubli et stupeur, une sorte de hantise. Par ailleurs, tout livre autobiographique écrit au-delà de l’adolescence est un tombeau : nous sommes la fosse vivante des disparus vivants ou morts. Pour ce qui me concerne, j’ai vécu depuis l’adolescence avec la tragédie en embuscade. Et je n’ai jamais pu oublier ceux que j’ai aimés.  Faire son deuil, faire l’amour, sont des expressions aussi moches l’une que l’autre. Quant au ras el-hanout, je l’utilise exclusivement pour le tajine et quelques plats orientaux dont j’aime régaler mes amis.

Vous commencez votre livre par un coup de cymbale à la façon de Cendrars (La Prose du Transsibérien) rencontrant Baudelaire sur un champ de bataille : « J’avais en ce temps-là de noirs éblouissements et courais les champs de mines avec une distraction de décapité. » Cette phrase scande à deux autres reprises votre propos. Comment avez-vous composé votre ouvrage ?

À cet instant de désassujettissement dont je parle,  la mémoire accidentée tournoie follement autour d’un point absent où tout va s’engouffrer, j’ai écrit ce livre avec cette vie en éclat, ce tournoiement de mémoire et une féroce nostalgie pour cet indicible, ce pays inexistant dont les rescapés connaissent cependant le chemin sans retour. La forme en spirale de ce récit  de la dépossession j’en ai déjà fait usage dans un premier roman Armelle ou l’éternel retour (au Castor Astral)  à forte charge autobiographique.

Baudelaire ne représente-t-il pas pour vous la vérité de votre prose ?

Peut-être, dans l’ombre secrète d’Edgar Poe. La verticalité de la métaphore, qui d’un foudroiement rassemble l’infinité mélodique de ce qu’il appelle l’analogie universelle, travaille au corps  les poètes qui n’ont pas renoncé à une certaine confrontation orphique. La réalité elle-même n’est que le rêve des mondes à cet instant qui les traverse. Mais l’essentiel du récit est constitué d’anecdotes, cette petite monnaie de la vraisemblance. Ce n’est pas un essai, ni une fiction, mais l’étrangeté des incidents de la vie du point de vue du mystère d’être, ce dont on fait les poèmes dans ce trouble des lieux et du temps.

La poésie n’est-elle pas d’ailleurs l’autre nom de la vérité ?

La philosophie est toujours prête à s’en dessaisir, parce que le discours est une construction surveillée, rationnelle. Les philosophes qui s’y confrontent sans lâcher la maîtrise, du côté du pouvoir, du politique et de la morale,  y achoppent communément, avec d’épouvantables malentendus, comme ce fut le cas avec Heidegger et son maniement au fond pragmatique et identitaire des mythes et de la notion d’être (pourtant il reste poétiquement intact à mes yeux dans, je cite de mémoire, ces « chemins qui ne mènent nulle part fût-ce aux entrelacs de leur propre errance ») La poésie est libre des attractions mondaines, elle ne s’inféode à aucun déterminisme. Ni Rimbaud ni Emilie Dickinson n’ont conceptualisé leurs intuitions. La vérité, celle qui dépossède et renvoie à la facticité tout ce qu’on croit savoir, est au bord des lèvres, c’est l’inconnu sans identité, une effraction sans nom, l’éclair de la totalité soudain pareille à la danse du foudroyé au moment de la délivrance. Et la poésie nous berce et nous foudroie pareillement.

Vous jouez le rationalisme de Renan contre les réalités psycho-physiques de Jung et Pauli, mais cet envoi de dés aux premières pages de votre livre ressemble davantage à une auto-persuasion qu’à une intime conviction. Pourquoi est-il si difficile d’accepter les principes de l’acausalité chers à André Breton, comme au découvreur du principe de la synchronicité correspondant avec l’un des maîtres de la physique quantique ?

Renan est mon contraire, mais je l’aime bien. Il incarne, avec autorité, le bon sens partagé. Je l’ai posé là comme un garde-fou. Pour mettre un repère réaliste face à ce que je raconte : une sorte d’enquête sur l’irrationnel dont je suis la cible. J’ai écrit un roman, l’Univers,  sous forme de dictionnaire, qui interroge ce principe d’acausalité, plutôt ce pari (même Descartes se plie au concept talmudique de création continue : le monde ne peut exister que par la permanence réitérée, à chaque micro-instant, du désir divin). En soi d’une intense poésie, cette théorie de la synchronicité, de façon amusante, est le fruit des amours spirituelles d’un psychiatre et d’un prix Nobel de physique (quantique) porté sur le gin. Mais ce livre doit se lire dans ses détours, je n’affirme rien, je parle d’une expérience sans référent raisonnable. Cette magie traquée par les surréalistes, elle m’a poursuivie longtemps du côté de la « poésie noire » dont parle René Daumal.

Les coïncidences sont-elles dites « exagérées » parce qu’embarrassantes pour la raison raisonnante ?

Ma vie est un tissu de coïncidences depuis cet accident qui remonte à 1970. Elles exagèrent, les coïncidences, quand on est trop attentif au grouillement infini des signes sous l’épiderme transparent de la dite réalité.

Que pensez-vous de cette remarque d’un ami, lors de l’enterrement de votre frère (décédé alors qu’au Bataclan était perpétré un massacre) le lendemain de l’attentat contre l’hôtel Radisson Blu de Bamako, où vous deviez précisément vous rendre : « Ton frère t’a peut-être sauvé la vie. » ? La sensation de l’omniprésence des signes est-elle le fruit du désespoir ?

Lorsqu’il y a effraction de la mort d’un proche, les relations causales, objectives ou mentales, se détraquent et l’impensable affleure. C’est arrivé avec le suicide de mon frère aîné Michel en 1979, qui était un peintre assez chamanique. Et avec  la mort par rupture d’anévrisme de mon frère cadet René,  le soir  des  attentats du 13 novembre. La tragédie n’est pas le désespoir, lequel serait plutôt une morne parade pour s’en défendre.  Les signes dont je parlais, soudain se conjuguent en événements improbables. Plusieurs ont connu ça dans la période virulente du deuil. J’ai écrit un roman sur les sœurs Fox âgées de 11 et 14 ans, Théorie de la vilaine petite fille,  lesquelles inventèrent le spiritisme adopté par la folle Amérique et tout l’Occident à la fin du XIXe siècle. Le christianisme, religion du deuil, fut longtemps une espèce de cyclotron de miracles et autres prodiges.

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René Daumal, par Josef Sima

Vous citez à plusieurs reprises le poète du Grand Jeu, René Daumal, auteur de l’ésotérique Mont analogue. En quoi vous inspire-t-il ?

 Le Mont analogue doit être lu comme l’allégorie cristalline d’une quête graalique de la vérité. C’est un chef-d’œuvre. Le Grand Jeu, avec le peintre  Sima, Daumal et Gilbert-Lecomte en priorité, rassemblait au départ quelques très jeunes gens qui ne voulaient pas se contenter, dans leur révolte, du merveilleux surréaliste. Ils allèrent au bout de leur questionnement face au mystère d’être, à l’absurdité de notre présence irrésolue au monde. René Daumal et Georges Bataille, issus des mêmes parages, sont deux penseurs essentiels du XXe siècle, à l’antipode d’un Renan ou d’un Alain, et de tous les sériologues post-foucaldiens. Un poète peut-il se satisfaire des postulats et axiomes qui scellent avant toute  épreuve les théories de la connaissance ?  La quête de la vérité, sous ses dehors gnostiques, est avant tout expérimentale, libertaire et sans usage spéculatif. Tant que l’on posera la question du pourquoi de l’être plutôt que rien, il y aura des aventuriers magnifiques, comme Rimbaud, Daumal ou Malcom Lowry, pour aller au bout de ses implications vitales.

Vous êtes publié dans la collection « Traits et portraits » du Mercure de France, dirigée par Colette Fellous. Comment avez-vous compris l’invitation à y inscrire votre chemin de vie, d’écriture et de pensée ?

Au préalable, comme une chance d’évoquer les ténèbres et les éclairements d’un passé qui prend, dès qu’on l’évoque, un air de fiction, roman sous-jacent qui s’écrit à nos dépens, dans la chair des signes, et qui prend peu à peu figure de destin avec le recul, ombre portée de la mémoire. Mais la vie rattrape la vie, et les coïncidences se firent soudain outrancières. Après les attentats et la mort de mon frère, ce récit en cours devint pour moi une sorte d’assignation étrange. J’échappais à la désolation par l’écriture, cette parade somptuaire à la désespérance

Votre livre se construit autour de la révélation du moment décisif de votre vie, l’arrivée d’un ami-ange prénommé Elie vous sauvant d’un désir de défenestration. Que signifie la sensation d’être sauvé ? Chaque nouveau livre ne rejoue-t-il pas le moment du salut?

C’est vrai, on se remet en selle pour revivre la chute. L’ange en question est un poète resté toute sa vie en marge, méconnu, inconnu, parce qu’exclu adolescent du bon sens, schizophrène si l’on veut,  mais poète jusqu’à sa mort il y a peu, après avoir écrit autant de pages qu’il y eut de jours à sa vie, avec de constantes flamboyances (« La vie passe/ l’éternité repasse »). Elie Delamare-Deboutteville, arrière petit-fils d’Edouard, l’inventeur du moteur à explosion, est venu par le plus seigneurial des hasards à ma rencontre, ou debout sur le parapet de ma fenêtre j’allais me jeter du haut d’un quatrième étage, non pour me suicider, mais par désir de franchir les ténèbres, et sachant d’évidence, les mains blessées aux vitres, que la mort est le secret du temps. Peut-être ne m’a-t-il pas sauvé, seulement retenu dans une des innombrables réalités parallèles et concomitantes.  Nous avions vingt ans, de l’enthousiasme à revendre et aucune illusion. J’ai initié cette année là une revue dans la mouvance surréaliste, le Point d’être, où entre autres furent publiés Michel Fardoulis-Lagrange, Stanislas Rodanski et Charles Duits.

 Propos recueillis par Fabien Ribery

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Hubert Haddad, Les coïncidences exagérées, Mercure de France, 2016, 190p

Vous pouvez aussi me lire en consultant le site de la revue numérique indépendante Le Poulailler

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