Bien sûr, Laure Murat, enseignante à l’université de Californie- Los Angeles (UCLA), auteure de livres remarquables et remarqués (La Maison du docteur Blanche. Histoire d’un asile et de ses pensionnaires, de Nerval à Maupassant, 2001, Passage de l’Odéon. Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres, 2003, L’homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie, 2011) n’est pas une débutante en écriture.
Pourtant, depuis quelques mois, son activité éditoriale intense – trois livres chez Flammarion en deux ans – révèle pour notre plus grand plaisir une puissance de création décuplée, comme si la critique ou l’historienne brillante laissait peu à peu place à l’écrivain de plus en plus proche de ses mondes intérieurs.
La ville de Los Angeles est vraisemblablement ainsi celle par qui le bonheur arrive, c’est-à-dire le double lieu d’une protection (loin des familles toxiques) et d’un abandon (une œuvre naît).
Eloge d’une mal-aimée, Ceci n’est pas une ville est un livre d’intelligence légère, constamment sensible, et personnel, dont l’incipit forme tout le projet : « Il y a encore quelques années, je n’envisageais pas qu’on puisse tomber amoureux d’une ville. »
En douze chapitres rondement menés – l’oralité, le ton de la confidence non dénuée d’humour entraînent la lecture à vive allure – entrecoupés de trois extraits de son « journal de bord » (septembre 2015 – mai 2016), Laure Murat fait tomber les préjugés qui enferment généralement Los Angeles dans l’image surexposée d’une Babylone hollywoodienne, déréalisante (point de vue baudrillardien), laide, agressive et polluée.
Avertissement : « Passé les plaisanteries habituelles sur les authentiques ploucs à cigares et à gourmettes dorées de Hollywood, il conviendrait de regarder Los Angeles pour ce qu’elle est vraiment, à savoir le lieu d’un grand raffinement et d’un savoir-vivre rare. »
Temple de la pornographie industrialisée, L.A., « flaque horizontale » quand New York est verticale (relire Sartre), est surtout pour l’auteur de La loi du genre. Une histoire culturelle du troisième sexe (Fayard, 2006), victime d’un « coup de Phèdre » (jolie invention d’un étudiant), espace de liberté (pas de frontières), territoire de grande plasticité ouvert à l’altérité, « organisme vivant » (deux occurrences) animé par un « Eros postmoderne » fait de lumière, de volonté d’accueil, et de « charme bizarre ».
8 novembre 2015 : « Au retour de la piscine, au volant de la voiture d’où je vois défiler L.A., je me dis que je n’ai sans doute jamais été aussi heureuse de ma vie. » – cinq jours plus tard, à Paris, c’est la sidération, le glas, l’attentat du Bataclan.
Plus hétérogène et vive qu’ennuyeuse et uniforme – une agglomération de 18 millions de personnes, des flux migratoires incessants, une mosaïque de nationalités, des cuisines du monde entier – Los Angeles, qu’on imagine gangrénée par la guerre des gangs et la violence de l’ultra-consumérisme, est peut-être moins une jungle urbaine qu’un espace envahi par une nature luxuriante et fantaisiste : « Mais ce qui frappe, ce n’est pas tant le détail que la vision d’ensemble, profuse, cette impression d’abondance et de force vitale en toute saison, de foisonnement, de débordement sans frein, à la limite de la menace. »
Invivable, L.A. ? Plutôt territoire de l’inattendu, du hasard, de la « suspension du jugement », « abolition de la hiérarchie esthétique », « espace d’émancipation », douceur de l’air, lumière permanente.
Construit sur la faille de San Andreas, à L.A. comme à Naples (ces deux villes trépidantes sont-elles si opposées que cela ?), la vie danse avec la mort.
L.A., perpetuum mobile : « On ne peut pas, on ne doit pas s’attacher aux autres dans un pays qui a inventé le road trip, le road movie, le mobile home et tous les mobile devices de la terre (du téléphone à l’ordinateur), où l’on passe son temps à bouger, déménager, partir, se réinventer, changer d’emploi, de sexe ou de destin. Principe de précaution. »
Un trou, L.A. ? On peut au contraire y dîner, à quelques lieues du fantôme de Marylin Monroe, avec la meilleure des compagnies : Maylis de Kerangal, Patrick Boucheron, Alain Mabanckou, ou l’impeccable Judith Butler.
Déclaration d’affection : « J’éprouve une sorte d’attachement inconditionnel pour Judith, pour sa tendresse, sa vigilance, sa solitude. C’est un sentiment sans rapport avec l’amour passionnel, la filiation ou la dévotion d’une étudiante pour son mentor [puisque nous n’avons jamais été dans cette dynamique]. C’est un sentiment dépouillé de tout, qui n’exige rien, pas même de la voir plus d’une fois ou deux par an. Si j’osais, je dirais que c’est un sentiment attaché par rien, sans enjeu, sans mobile, comme une petite planète autonome, qui n’a pas d’équivalent. Je pourrais ne plus la voir jusqu’à la fin de mes jours, ça ne changerait rien à la force de mon attachement. Sa place est fixe dans ma constellation. »
En 1970, Edgar Morin notait dans son Journal de Californie à propos du sentiment de libération intérieure et de fraternité renouvelée que lui avait procuré son séjour de quelques mois à l’université de Berkeley : « La cellule connaît-elle des extases ? »
Pour Laure Murat, Los Angeles, puissance de joie, est aussi, entre saturation autoroutière et conflits communautaires, bain de jouvence.
Proposition de sujet de dissertation : « Los Angeles n’est peut-être pas une ville ; je soupçonne les Etats-Unis de n’être pas un pays non plus. »
Laure Murat, Ceci n’est pas une ville, récit, Flammarion, 2016, 192p
Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet, Flammarion, 2015, 96p
Laure Murat prend le métro, observe les voyageurs, note les titres de leurs lectures. Flaubert à la Motte-Picquet est le livre cocasse d’une Zazie montée en graine ne pouvant s’empêcher, par amour des livres, d’espionner ses voisins de banquettes.
Page 24 : « Je vais bientôt partir pour Yale donner une conférence, et Trois Américaines à Paris, le dernier livre d’Alice Kaplan, la directrice du département de français de l’université qui m’invite, surgit dans les mains d’un homme qui sort d’un wagon où je vais entrer. »
Laure Murat, Relire, Enquête sur une passion littéraire, Flammarion, 2015, 302p
Pourquoi éprouve-t-on le besoin de relire ? Les livres n’entrent-ils véritablement dans le domaine de la littérature qu’à partir de la deuxième lecture ?
Ouvrage en deux parties, un essai consacré à la relecture à partir des résultats d’une enquête (à la façon de l’empirisme anglo-saxon) auprès de quelques écrivains contemporains de renom (Patrick Chamoiseau, Christine Angot, Annie Ernaux, Luc Lang, Olivier Rolin…) suivi des réponses au questionnaire desdits écrivains, Relire est un livre enthousiasmant sur la pulsion de répétition.
Page 273 : « Si la lecture initie, la relecture révèle, comme l’essai n’existe qu’une fois transformé. Le surcroît de connaissance est supplément de plaisir. L’expérience de la jouissance grandit avec la jouissance de l’expérience. Libido sexualis, libido sciendi, même combat.
Où l’on comprend aussi que Laure Murat fut une amie de Jean Oury.
Vous pouvez aussi me lire en consultant le site de la revue numérique indépendante Le Poulailler