De la photographie comme pratique de haute montagne, par Aurore Bagarry

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Glacier du Tour

© Aurore Bagarry courtesy galerie Sit Down

Glaciers, le premier livre très inattendu d’Aurore Bagarry, est d’une grande beauté et d’une véritable singularité.

Partie à la rencontre des glaciers du massif du Mont-Blanc envisagés comme des champs de bataille baroques et doux, Aurore Bagarry travaille à la croisée de la photographie documentaire allemande et d’une démarche plasticienne dominée par les voluptés de l’abstraction.

Plusieurs commissaires d’expositions ont déjà remarqué cette œuvre ambitieuse, sensible aux phénomènes de mutations et d’interpénétration des règnes.

De l’art de l’entretien comme une halte dans un refuge de haute montagne.

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La Mer de Glace

© Aurore Bagarry courtesy galerie Sit Down

Glaciers est un livre très singulier, et même étonnant au regard du paysage actuel de la jeune photographie française s’inventant à la croisée de l’intime et du politique. Pourquoi avoir commencé votre itinéraire photographique par un « inventaire des glaciers du massif du Mont-Blanc, en France, en Italie et en Suisse » ?

J’ai souhaité initier une réflexion sur la photographie comme document. Il y a quelques prémices dans des séries plus anciennes, en particulier celles sur le chanteur Jean-Luc le Ténia et sur l’archéologie en Egypte : quelle place accorder à l’histoire, au souvenir, à la trace photographique, au témoignage ? Quelle place donner à l’oubli, au rêve, à la contemplation, au romantisme ?

Par quels types de recherches esthétiques, ce livre a-t-il été précédé ? Est-il pour vous-même une anomalie ?

Utiliser la chambre photographique a été l’un des premiers choix, la douceur du film couleur et cette sensation d’hyper détail a comblé mes exigences techniques. Travailler avec cet outil libère des contraintes numériques et permet d’être plus autonome. La chambre instaure également une distance avec le sujet, et permet de prendre du recul sur ces paysages grandioses et vertigineux. L’obsession de l’objet à photographier, le glacier, a vite engendré l’idée d’inventaire, ainsi qu’une réflexion sur la lumière. Lorsque j’étais enfant, je regardais les montagnes de loin, et cela éveillait mille possibilités, des ailleurs hostiles ou merveilleux. En s’élevant par la marche et en s’approchant des glaciers, le mystère reste entier, d’autres paysages et d’autres points de vue se révèlent et rendent ce sujet inépuisable.

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Glacier de Taconnaz

© Aurore Bagarry courtesy galerie Sit Down

Glaciers est-il le fruit d’une commande ?

Ce projet n’a pas été impulsé par une commande extérieure et a pris forme de manière progressive. Les rencontres et les aides ont porté et accompagné ce travail, notamment le soutien du Cnap, de la maison de Hautetour à Saint-Gervais et de la galerie Sit Down à Paris. Il s’est structuré au fur et à mesure.

Dans la filiation de quels photographes pensez-vous vous inscrire ? Vous avez, semble-t-il, beaucoup regardé les travaux fondateurs des frères Bisson et de Léon Gimpel.

Léon Gimpel et les frères Bisson, ainsi que les pionniers de la photographie de montagne, sont une source infinie d’inspiration, comme Aimé Civiale ou Adolf Braun. Il y a également en creux le travail de Bernd et Hilla Becher et d’Eugène Atget. Commentées par Walter Benjamin, les photographies du parisien deviennent des « pièces à conviction pour le procès de l’histoire ». La frontalité, l’inventaire, le « style documentaire » ne poussent pas à une contemplation détachée, mais suscitent une forme d’inquiétude et d’étrangeté. Récemment, j’ai beaucoup regardé le travail de Yan Morvan sur les champs de bataille.

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Glacier de Pré de Bar

© Aurore Bagarry courtesy galerie Sit Down

Glaciers est tout autant un livre de géographe, de plasticienne attentive aux textures, aux formes et à la matière même du monde, que de coloriste. Votre travail sur les couleurs est d’une extrême délicatesse. Comment avez-vous organisé les compositions colorées de vos glaciers, leurs correspondances, contrastes ou dialogues éventuels, dans l’architecture générale du livre ?

J’ai essayé tant que possible, à la prise de vue, d’avoir une lumière homogène pour chacun des glaciers. Je les photographie du printemps à l’automne, très tôt le matin ou au crépuscule. Cette lumière d’aube ou crépusculaire m’a permis d’avoir beaucoup de douceur, très peu d’ombres et de mettre en valeur chaque détail de la roche et de la glace. Cela permet aussi de révéler toutes les variations et les richesses colorées de la haute montagne. Grâce à cette contrainte, nous avons pu organiser les images en suivant la géographie du massif du Mont-Blanc et ainsi créer un parcours circulaire.

Un grand soin a été apporté à la conception de votre ouvrage, qu’inaugure une carte dépliable du massif du Mont-Blanc. Comment avez-vous travaillé avec votre éditrice ?

L’élaboration du livre s’est faite avec la graphiste Christine Delaquaize, du studio « Mathématique et Chromatique ». Nous voulions lui donner une dimension qui oscille entre livre photographique et atlas. La carte, dessinée par Iris Hatzfeld, délimite l’espace d’investigation. Ce livre est documentaire : les images sont toutes au même format. Les textes de Luce Lebart et Vincent Chanson ainsi que les légendes de Luc Moreau apportent un éclairage esthétique, historique et scientifique. Ce livre a également une approche contemplative car une place importante est laissée aux photographies. Le travail avec les éditeurs de h’Artpon, Caroline Perreau et Patrice Renard, a donné au livre une forme d’écrin, avec un papier cotonneux à la couleur passée qui évoque les vieux livres de géographie.

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Glacier de la Lée Blanche

© Aurore Bagarry courtesy galerie Sit Down

En quoi la haute montagne vous impose-t-elle une approche photographique ? Quels sont les pièges à éviter pour la célébrer ou simplement dire au mieux ?

La haute montagne suscite des problématiques récurrentes pour les photographes : la dureté du lieu, le vertige, le manque, le trop plein d’espace inspirent une perte lors du cadrage et de la prise de vue. Les points de vue sont peu nombreux, cela pose la question de l’horizontalité ou de la verticalité, du plan large ou du gros plan. La confrontation au lieu, la mise en place du matériel sont deux aspects importants pour moi. La photographie procède ici de l’expérience de l’espace.

Travaillez-vous à la mesure de la dévastation du monde en cours ? Photographiez-vous une disparition ?

Je ne sais pas s’il s’agit d’une disparition, mais peut être d’une mutation. Si les glaciers disparaissent un jour dans les Alpes, cela n’aura pas l’ampleur et l’impact sur les populations comme l’aura la montée des eaux dans le monde. Les glaciers sont plus vus ici comme le symbole d’un changement. Le fait qu’ils soient situés dans trois pays pose la question de la frontière et de ses mouvements.

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Glacier de Frebouze

© Aurore Bagarry courtesy galerie Sit Down

Sur les glaciers pèse la menace de l’homme et du réchauffement climatique. Son absence – vous ne montrez aucun humain – peut être aussi considérée comme un soulagement, en ce que la terre, débarrassée de son principal prédateur, manifeste, malgré la mélancolie des fontes, sa présence souveraine, quoi qu’il advienne. Votre livre n’est-il pas construit sur cette tension, telle un double témoignage, de la merveille et de la destruction, laissé aux générations futures, dont on n’est d’ailleurs pas certain qu’elles gardent encore quelque chose de commun avec notre visage d’aujourd’hui ?

Par le truchement de tous ces changements, la montagne est un endroit fascinant, dangereux, terrifiant et inépuisable. C’est un espace en perpétuelle transformation. Cette absence de stabilité crée de nouvelles formes, dont les interprétations sont multiples et contradictoires : exaltation des forces naturelles ou stigmates d’une modernité aveugle et destructrice.

Glaciers (32 photographies, 24 glaciers) est une étape d’un projet en cours. Comment comptez-vous le poursuivre ?

Je viens de clore cet inventaire cet automne. Je travaille sur ce nouveau corpus et l’articulation des images entre elles. Trois expositions auront lieu en 2017, dont une personnelle dans le Val d’Oise à Taverny. J’aimerais également éditer une suite à ce livre, peut-être une nouvelle édition augmentée, car le premier ouvrage est épuisé.

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Glacier de l’A Neuve, vue sur le glacier de l’Amône

© Aurore Bagarry courtesy galerie Sit Down

On imagine que vous avez beaucoup marché pour effectuer/trouver/prendre/inventer vos images. S’agissait-il aussi pour vous de vous confronter à la solitude ? Le travail à la chambre n’était-il pas une sorte d’isolement supplémentaire ? Dans les refuges où vous logiez certainement, comment avez-vous été considérée ?

Contrairement aux images vides d’êtres vivants, ce travail fut riche en rencontres. La lourdeur du matériel empêche la solitude. Nous partions en petites équipes, cela a été une aventure partagée avec mes proches. Ils ont apporté une couleur à ce travail. Pour les balades les plus techniques, nous avons fait appel à un guide de Saint-Gervais qui a donné une nouvelle impulsion, une approche différente de la montagne. Les refuges sont des endroits magiques et propices aux rêves, ils opèrent une vraie déconnexion avec ce qui se passe en bas. Les gardiens des refuges de haute montagne et les alpinistes sont fascinants.

Qu’est-ce qu’un point de vue pour vous ?

C’est une intention, un regard porté sur une chose qui va en orienter la signification, par le choix du cadrage.

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Glacier d’Orny

© Aurore Bagarry courtesy galerie Sit Down

L’équilibre de vos images est-il nourri de peinture classique, voire romantique ?

Les romantiques allemands fusent dans ce travail, comme Carl Gustav Carus. J’admire énormément le travail de la couleur de William Turner. Les panoramas aquarellés de Paul Helbronner ainsi que les paysages de Cuno Amiet et d’Ernst Willers m’ont influencée dans la composition de mes cadrages.

Le glaciologue Luc Moreau légende vos images. Que vous êtes-vous appris mutuellement ? Comment le scientifique et l’artiste ont-ils conversé ?

Nous nous sommes rencontrés lorsque que je faisais une résidence à la maison forte de Hautetour, à Saint-Gervais (74). Luc Moreau a une approche scientifique sensible des glaciers, ses textes ont des intonations poétiques. Il a fait un lien entre les images et son œil de glaciologue. C’est par ailleurs un excellent didacticien et photographe.

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Plateau du Trient

Il y a une grande volupté dans la mise en scène des lettres du mot « glacier », à la façon d’une pyramide. On peut y lire à la fois les mots « lac » et « acier », mais aussi y entendre le son du glas. La métamorphose n’est-elle pas au cœur de votre esthétique ?

Il s’agit peut-être d’une ode à la pratique de l’alpinisme, qui, par métaphore, pourrait être comparée à une démarche artistique : chercher des formes, des indices, se confronter à son propre corps, aux contingences extérieures, apprendre dans le faire et dans sa relation à l’autre, parcourir, se dépasser et se perdre, sans jamais vraiment atteindre une satisfaction ultime, pour enfin redescendre, sans filet.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Aurore Bagarry, Glaciers, Inventaire photographique des glaciers du Mont-Blanc en France, en Italie et en Suisse, dessin de la carte Iris Hatzfeld, préfaces de Vincent Chanson et Luce Lebart, légendes de Luc Moreau, éditions h’Artpon, 2016

Exposition personnelle, Glaciers – du vendredi 13 janvier au mercredi 15 février 2017, Médiathèque de Taverny (95, Val d’Oise)

Exposition collective, Sans limite, photographie de montagne – du 25 janvier au 30 avril 2017 – commissaire Daniel Girardin, Musée de l’Elysée, Lausanne, Suisse

Exposition collectiven avec Camille Michel et Anna Katharina Scheidegger – du mercredi 17 mai au dimanche 2 juillet 2017 – commissaire Emmanuelle Walter,  Filature de Mulhouse.

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